La diversité est vitale, tant que l’on peut l’intégrer
Je prévois quelque chose d’effrayant, le chaos est tout proche, tout est flux ». Cette phrase est signée par Friedrich Nietzsche en 1882, aussi étonnant que cela puisse sembler. N’est-il pas celui qui aurait révélé à nouveau, à la suite du philosophe présocratique Héraclite, le flux absolu du devenir, contre la « vérité éternelle » recherchée par la métaphysique, encourageant à le célébrer dans un « gai savoir » ? Si le grand public connaît surtout le philosophe allemand comme le prophète de la « mort de Dieu », Barbara Stiegler, dans cette étude passionnante et minutieuse, nous dépeint un homme qui, naissant tout juste un an après la construction de la première ligne de télégraphe électrique par Samuel Morse[1] — qui se déploiera à une vitesse fulgurante aux États-Unis et en Europe de son vivant — aura pressenti avec une « sensibilité de sismographe » les conséquences périlleuses que cette nouvelle technologie de l’information et ses différentes optimisations incrémentales à venir (le « numérique » d’aujourd’hui et ses réseaux à très haut débit), s’apprêtaient à avoir dans le monde moderne. C’est dans cet « âge du télégraphe » que nous devons tous aujourd’hui tenter de vivre, alors que les récents événements du COVID-19 ont achevé d’en entériner l’empire, accélérant brusquement ce que les entreprises appellent la « transformation digitale ». Pourquoi s’en prendre au télégraphe, précisément ? Ne serais-ce pas ici simplement le prototype d’un discours « technophobe », réactionnaire, confus et largement dépassé ? C’est là l’originalité profonde de Nietzsche, et l’ampleur de sa vision. Le philosophe est, d’après Mme Stiegler, le premier à poser explicitement la question des « conditions mêmes de la vie » (Lebensbedingung), conditions qui, selon lui, prennent des formes « massivement pathologiques » une fois plongées dans le monde dont le télégraphe sera le principal artisan.
La « vie » ici n’est pas à entendre au sens de la vie strictement humaine : c’est bien de la vie en général dont il s’agit, depuis ses représentants unicellulaires les plus modestes (le « protoplasme », selon les théories de l’époque) aux organismes les plus complexes que nous sommes. Les « conditions », elles, ne sont pas les conditions que recherchent aujourd’hui les astrobiologistes sur les lointaines exoplanètes par exemple, comme la présence d’eau liquide. Il s'agirait alors de simples conditions « empiriques », fournissant les ressources dont la vie « telle qu'on la connaît » a besoin pour exister. Mais comment connaît-on, justement, que quelque chose compte pour vivant ? Marquant le propre de l’organique en général, elles seraient, d'après Nietzsche, au nombre de deux. Il y aurait de la vie à condition qu’il y ait (1) de l’évolution et (2) de la nutrition, entendue au sens très large d’incorporation (Einverleibung) et surtout de mémoire, concept absolument central de l’ouvrage (et dans la biologie à partir du XIXe) que je tâcherai d’expliciter. Car c’est, pour ainsi dire, ce qui se laisse intérieurement marquer qui est la marque du vivant. L’évolution seule n’est pas suffisante : un cristal inorganique « évolue » — par exemple, un flocon de neige — en s’agglomérant au même (dans son cas, aux molécules d’eau), bien qu'il ne soit nullement considéré comme une entité vivante. Or, la vie se maintient et évolue en absorbant l’autre : elle se nourrit. Avec l'accélération des rythmes de tous les flux, ces « formes pathologiques » menacent de s’aggraver chaque jour, jusqu’au point catastrophique où la possibilité même de faire corps ne sera plus garantie. Ce « faire corps » doit être entendu autant au sens biologique qu’au sens politique, association sémantique tout à fait courante du temps de Nietzsche (ainsi qu’au début du XXe siècle) où une approche continuiste de ces deux domaines était commune. L’Homme était alors conçu comme une société de cellules, et la société humaine comme un macro-organisme. Cependant, les événements tragiques et traumatisants de la seconde guerre mondiale installeront peu à peu un puissant tabou sur de tels rapprochements, déjà peu populaires dans la tradition philosophique en vogue au début de ce siècle, la phénoménologie. Ils jetteront aussi un immense soupçon sur le « biologisme de Nietzsche », dont la pensée avait d’autant plus tenté d’être récupérée par les nazis via l'intermédiaire de sa soeur, antisémite notoire, et du « philosophe » Alfred Bäumler. L’autrice déconstruira admirablement cette sombre affaire au début de sa deuxième partie, rendant au philosophe son droit de cité injustement confisqué. Elle plaide d’ailleurs, depuis « Il faut s’adapter » (2019) pour le dépassement de ce tabou, aujourd'hui nécessaire : les éléments de langage empruntés à la biologie et aux théories de l’évolution étant pervasifs dans le discours politique néolibéral (« compétition », « adaptation », « hybridation », …)[2], c’est sur une interprétation loyale de ces catégories que se porte l’un des principaux enjeux des débats politiques et éthiques contemporains. C’est donc de la possibilité de maintenir des communautés vivantes saines et stables, mais aussi l’intégrité de nos propres corps dont il est ici question. Il s’agit donc bien, par conséquent, d’un problème vital, tant individuel que civilisationnel.
Plus généralement, c’est toute stase qui se trouve menacée par le processus de la modernité, concept que Mme Stiegler oppose au flux, qu’elle définit comme des rythmes plus lents, des clôtures (non hermétiques), mis en place par les vivants pour se protéger de celui-ci en le filtrant, pour l’aménager, pour l’habiter. L’organisme vivant lui-même en est une instance typique, « clos par la nature elle-même ». Car le flux — ou le chaos — aussi nécessaire soit-il (cf. une des plus célèbres citations de Ainsi parlait Zarathoustra[3]) est une altérité d’abord hostile, nécessitant une transformation par un métabolisme afin de pouvoir s’en approprier la puissance ou la rendre amicale. Cette opposition rappelle bien sûr, chez Nietzsche, celle bien connue entre le dionysiaque et l’apollinien établie dès La Naissance de la Tragédie (1872). Mais elle fait également écho, me semble-t-il, à des terrains de recherche contemporains dans le champ des neurosciences, si l'on généralise à l’organisme tout entier ce que ces sciences ne considèrent souvent que comme le propre du « cerveau » selon un schème bien trop centraliste. Dans un article de Kelly Clancy, paru en 2014 dans la revue scientifique Nautilus, nous pouvions par exemple lire :
Le philosophe Gilles Deleuze et le psychiatre Félix Guattari ont affirmé que la fonction principale du cerveau était de nous protéger, à la manière d’un parapluie, contre le chaos. Il semblerait qu’il l’ait fait en exploitant le chaos lui-même. […] L’ordre et le désordre entretiennent une relation symbiotique, et le schéma d’activation d’un neurone peut errer chaotiquement jusqu’à ce qu’un souvenir ou une perception le propulse vers un attracteur [une assimilation]. Les stimuli (input) sensoriels serviraient pour leur part à « stabiliser » le chaos. En effet, la présentation d’un stimulus réduit la variabilité de l’activation d’un neurone au sein d’un nombre surprenant d’espèces et de systèmes différents. En « apprivoisant » le chaos [idée d’appropriation], les attracteurs pourraient représenter une stratégie pour maintenir la fiabilité dans un système sensitif [idée d’homéostasie].[4]
Nous voyons immédiatement la ressource d’une telle pensée pour briser les clivages politiques artificiels des « progressistes » contre les « conservateurs » (souvent interprétés dans le discours dominant comme « camp du bien » contre « camp du mal ») arnaques intellectuelles issues d’un marketing bien huilé — ayant porté ses fruits — autour desquels le débat public se polarise aujourd’hui. Ces termes « syncatégorématiques » — à l’instar des mots « réalisme » ou « nihilisme » au passage — injustement dissociés sont en réalité des avatars de la double condition tragique de toute vie, et ne prennent un sens que si on leur adjoint un complément d’objet direct, lui-même toujours situé. C’est de cet oubli dont l’autrice va tenter de retracer la généalogie dans sa première partie, qu’elle reliera au fondement métaphysique même de la modernité. En ce sens, on pourrait presque dire, en jouant fortement sur les mots, que la querelle des « Anciens » contre les « Modernes » ne se joue que pour les Modernes. La tâche de la philosophie est de penser sans cesse leur articulation[5], et l’erreur de la modernité serait d’être passée de l’observation empirique que : (1) La vie veut toujours plus, à (2) Le plus est toujours le mieux.[6] Ce besoin vital des stases (il est impossible de s’en passer, à moins d’être Dieu), me rappelle ce que Simone Weil avait nommé l’enracinement, le « besoin de l’âme le plus profond », dont le fragment suivant, lu avec ce concept de métabolisme, semble s’accorder point par point avec les idées que développe Barbara Stiegler :
« Les échanges d’influence entre milieux très différents ne sont pas moins indispensables que l’enracinement dans l’entourage naturel. Mais un milieu déterminé doit recevoir une influence extérieure non pas comme un apport, mais comme un stimulant qui rende sa vie propre plus intense. Il ne doit se nourrir des apports extérieurs qu’après les avoir digérés, et les individus qui le composent ne doivent les recevoir qu’à travers lui. Quand un peintre de réelle valeur va dans un musée, son originalité en est confirmée. Il doit en être de même pour les diverses populations du globe terrestre et les différents milieux sociaux. »[7]
Quelques pages plus loin, nous pouvons lire ce passage, encore plus éloquent :
« Il faut avoir en vue avant tout, dans toute innovation politique, juridique ou technique susceptible de répercussions sociales, un arrangement permettant aux êtres humains de reprendre des racines. Cela ne signifie pas les confiner. (sic) Jamais au contraire l’aération n’a été plus indispensable. L’enracinement et la multiplication des contacts sont complémentaires. »[8]
La question du rythme du changement apparait ici en creux chez Simone Weil derrière cette idée « d’arrangement », elle qui connaissait bien, par expérience personnelle, la cadence infernale des machines à l’usine. « Reprendre racine » semble être l’effet thérapeutique de l’application du « baume réparateur » du dieu Apollon.
Le diagnostic de celui qui considérait la philosophie comme une « médecine de la culture » et qui se plaisait à se considérer « inactuel », persuadé qu’il « naîtrait posthume », retentit aujourd’hui chez tous ceux qui subissent dans leur propre chair ces effets délétères, c’est-à-dire presque tout un chacun : Quel salarié n’est pas irrité d’entendre sa direction vanter et mettre en place les « flex-offices », ne pouvant plus habiter son espace de travail ? Qui n’est pas irrité par la course à l’innovation sans direction du « bougisme », ce pur mouvement brownien que l’on semble avoir confondu avec la vitalité ? Quel soignant n’est pas aujourd’hui contraint de subir le remplacement de la « logique de stocks », qui garantissait par exemple un grand nombre de lits à l’hôpital en cas d’épidémies, par la révolutionnaire « logique de flux » qu’on lui oppose, dont on pouvait lire une apologie chez un Joël de Rosnay par exemple, dans Surfer la Vie, Comment sur-vivre dans la société fluide (2012) ? Et qui ne subit pas de plein fouet la zoonose que la liquidation de la « barrière des espèces » nous a infligée ? Puisque l’on identifie souvent l’auteur d’un juste diagnostic comme étant le meilleur des thérapeutes, ses propres solutions politiques et éthiques sont aujourd’hui grandement explorées : la vague éditoriale — visible dans les librairies, ou dans les podcasts de nombreux youtubers (plus ou moins fidèles à sa pensée) — le concernant ces derniers temps semble en être un signe évident. Celles-ci seront finement évaluées par Barbara Stiegler, qui démontrera la tension aporétique — et fatale — entre ses concepts tardifs de « grande politique » et de « grande santé », deux réponses au problème de l’incorporation du flux et de l’évolution de l’Homme, deux chemins cohérents, aux conséquences radicalement différentes, s’offrant à quiconque se met en quête de « guérir le vivant de ses plus profondes blessures ». Le penseur posera un de ses pieds sur chacun d'eux, et après qu’il eût tenté de marcher un temps dans cette position impossible, c’est ce qui finira, selon l'autrice, par l’écarteler. Si quelques médecins recherchent encore une hypothèse démentielle à son écroulement de Janvier 1889 à Turin, c’est bien du côté de la psychose, et ici, que se trouve à mon sens l’explication la plus convaincante. C'est néanmoins la « grande santé » qui semblera la plus fidèle à ses propres analyses du vivant, tandis que « la grande politique », avec ses tendances eugénistes (et ses passages difficiles à lire), sera typique d’un Nietzsche oublieux ses propres leçons où, paradoxalement, le philosophe de la vie sera en proie à une étrange fascination pour l’inorganique[9]. Celle-ci sera sans doute excusable par sa condition éprouvante de malade « multimorbide », le conduisant à désirer secrètement l’annulation totale de la souffrance et de la vulnérabilité, rejouant là le schème eschatologique du dépassement de toute négativité comme ultime horizon : celui de la coïncidence totale et paisible entre le monde et soi-même, voire entre le monde et lui-même. Si l'on entend souvent que Nietzsche est un penseur qui se contredit chez beaucoup de lycéens peu enclins aux discours équivoques, il y a bien en revanche ici une contradiction fatale : Nietzsche pourra soutenir à la fois qu’il faut « mettre impitoyablement fin à ce qu’il y a de dégénéré et de parasitaire », et que, puisque d’autre part la « dégénérescence permet l’ennoblissement », « rendre malade parait aujourd’hui plus nécessaire même que tous les guérisseurs et sauveurs, ainsi devons-nous donc chaque jour devenir plus problématiques […] et ainsi peut-être, plus dignes de vivre ». La véritable santé sera comprise comme se conquérant toujours dans la maladie, interprétée comme le champ d’exploration du vivant[10] : car c’est dans la réparation active de la faille qu’elle introduit en lui que se créent de nouvelles formes et de nouvelles normes vitales. Deux images inconciliables.
Mais pourquoi cet auteur nous parle-t-il tant maintenant, spécifiquement ? Outre que les événements récents ont rendu urgentes les questions tout juste énoncées, à savoir « comment soigner et gouverner la vie sans annuler en elle ce qu’il y a de plus vivant », ce avec quoi Barbara Stiegler s’accordera sans peine avec Michaël Fœssel et Camille Riquier, selon qui les politiques de confinement ont « empêché les vivants de vivre et les morts de mourir »[11], la réponse est sans doute limpide : ces phénomènes n’ayant cessé de s’accélérer depuis, conséquence nécessaire de la glorification du flux par ses nouveaux apôtres — ce « platonisme inversé » disloquant de plus en plus toute forme de stase érigée pour s’en protéger — il était inévitable qu’ils parviennent un jour, progressivement, jusqu’à la conscience de la sensibilité moyenne, c’est-à-dire qu’ils la fassent souffrir. Si dans le champ universitaire de la sociologie, nous pouvions trouver des descriptions similaires au moins dès les années 1990 — pensons à la « société liquide » de Zygmunt Bauman — et si, trente ans plus tard, cette prise de conscience massive nous fait apparaître ce phénomène comme le problème nouveau de « notre temps », c’est bien plutôt une différence de degré et non une différence de nature qui caractérise nos sociétés « postmodernes » par rapport à la modernité du XIXe siècle, et c’est bien que le mal est déjà très sérieux. Il est donc urgent de trouver, collectivement, les moyens de résister et d’y pallier, afin d’éviter que nos sociétés entrent bientôt en soins palliatifs.
Quelles sont ces pathologies et quels en sont les symptômes ? Qu’est-ce que la vie et comment vit-elle ? Je vais ici essayer de restituer ce que j’ai identifié comme les grandes lignes et les idées principales de cette étude, ce qui ne sera pas chose aisée tant le livre est subtil et progressif, considérant avec clarté et dans l’espace qui leur est nécessaire beaucoup de points précis de doctrines et de controverses de l’histoire des idées. Dire ici que ce seront celles qui m’auront le plus marqué sera bien plus honnête. Les principaux symptômes identifiés sont la (fausse) hypersensibilité, c’est-à-dire une réaction exagérée et épidermique laissant pourtant la personne intérieurement froide — ne modifiant pas sa propre constitution en réponse à ce qui l'excite —, la dyspepsie mentale — c’est-à-dire de grandes difficultés à digérer ce qui nous affecte —, une atrophie de la mémoire, et l’affaiblissement de la spontanéité au profit de la pure réaction et de l’adaptation passive.
« Les hommes modernes ne sont pas fermés ou hostiles à l’étranger. C’est même tout le contraire. Mais ils ne peuvent plus prendre le temps de se laisser affecter et transformer par lui. D’où la froideur des modernes, sous la fausse chaleur de leur compassion de surface. »[12]
On ne peut ni passer à côté du caractère pervasif que prend la première dans les discussions des grandes villes[13] (tout le monde se découvre hypersensible), ni de celui du concept « d’infobésité » par exemple — bien plus qu’une simple métaphore — dont une nouvelle norme sociale imposant le malaise à la vue d’un « pavé » textuel (c’est-à-dire de tout ce qui dépasse cinq lignes) en est sans doute l’expression tardive. Comment ne pas aussi y relier notre tendance à vouloir conserver compulsivement tous les « faits » que nous pourrions recueillir, dans les archives intraitables du Big Data, dans l’espoir qu’un jour un ordinateur puisse, dans un but très incertain, réaliser ce que nous ne parvenons plus à faire ? Quant au dernier, il me semble que la fatigue de débattre — et de la démocratie — que l’on ressent tous azimuts en est un des signaux forts. Ajoutons également pour notre part l’hédonisme à courte vue, qui en est un autre effet que Joël de Rosnay (parmi d’autres) avait bien identifié[14] : nous compensons l’angoisse que notre vie semble se construire sur du sable par la jouissance immédiate de tout ce que nous parvenons à tenir dans nos mains ici et main-tenant. Mentionnons aussi la schizoïdie, à laquelle le récemment disparu Roland Jaccard avait consacré une étude[15] qui puisait également son inspiration chez Nietzsche. Le schizoïde, intérieurement froid et détaché du caractère « ambianciel » de la réalité pleine et vibrante, nous apparaitra peut-être comme un « hypersensible » un peu moins hypocrite. Enfin, voyons l'hygiénisme comme une autre conséquence de cela. Des corps rendus incapables de composer avec la négativité chercheront à s'en affranchir le plus possible, quitte à se figer dans le formol.
A rebours de l’image d’un Nietzsche comme une « étoile dansante » fulgurante et solitaire, Barbara Stiegler va retracer l’itinéraire intellectuel du philosophe, le situer dans l’histoire de la philosophie et de ses grands gestes spirituels qu’il a lui-même incorporés, montrer ce qu’il doit à ses prédécesseurs et surtout aux sciences biologiques, auxquelles il consacra presque toute l’énergie de ses dernières années de vie consciente. Véritable « biologiste théorique » dont on mesure aujourd’hui l’importance dans les débats contemporains des sciences de la vie, le philosophe est entré « dans l’arène » des sciences, jugeant des théories en vogue, prenant position en jouant sans cesse science contre philosophie et vice versa. Comme le suggère son titre, l’ouvrage est construit à la manière d'un manuel d’histoire de la philosophie qui placera Nietzsche au centre, marquant nettement un avant et un après. Cela sera sans doute un peu ironique, puisque que l’autrice jugera elle-même excessive les prétentions d’un Nietzsche au bord du délire, qui « comme le Christ de St Paul […] viendra ainsi à s’ériger comme celui qui coupe l’histoire en deux »[16]. Ainsi, du côté de l’avant, l’histoire de la métaphysique (Platon, Descartes, Kant, Hegel, Schopenhauer) y est pensée comme une série successive « d’écrans » empêchant une véritable pensée de la vie (ce qu’accomplira Nietzsche), tout en s’en rapprochant peu à peu : chaque auteur présenté déchirant un écran pour y substituer un autre. Du côté de l’après, Stiegler s’efforcera de souligner les profondes similitudes que quelques-uns de ses plus illustres commentateurs français entretiendront avec sa pensée, et, de manière très convaincante, leurs erreurs d’interprétation significatives. Outre l’allemand Martin Heidegger qui, lui, aurait eu tout faux de considérer la philosophie nietzschéenne comme le « parachèvement de la métaphysique moderne », comptons Henri Bergson, dont la pensée comprenait la même idée de flux, mais qui croyait à tort que Nietzsche oubliait de penser le contact avec la « réalité » ou « vérité » — ce que son concept de dionysiaque recoupe pourtant — perdue par le constructivisme néokantien du monde comme représentation. Comptons aussi Georges Canguilhem, un « nietzschéen sans carte » bien plus nietzschéen qu’il ne voudrait le faire croire[17], et Michel Foucault, qui aurait pour sa part (selon un dernier chapitre assez difficile) dé-biologisé le corps nietzschéen en considérant comme une entité stable et rassurante, ce que Nietzsche, en phase avec biologie du XIXe et notamment avec les leçons de La Lutte des parties de l’Organisme de Wilhelm Roux, voyait comme une entité traversée et construite de part en part, à tous niveaux de description, par le conflit. Cette lecture déloyale trouvera sans doute un écho dans sa propre pensée du corps, ne percevant en celui-ci qu’une surface passive sur laquelle s’inscrivent le langage et l’histoire, abandonnant la biologie aux penchants réductionnistes de la « vie algorithmique »[18], manquant que ses analyses concernant l’évolution de l’esprit humain au cours de l’histoire correspondaient en fait bien au phénomène de l’évolution d’une espèce.
Le problème de l’unification du divers.
Le grand mouvement de pensée qu’accomplit Nietzsche, c’est la transformation du problème philosophique des conditions de possibilité de l’expérience humaine posé par Emmanuel Kant dans sa Critique de la Raison Pure, grâce aux apports de la biologie naissante dans l’Allemagne de la fin du XIXe siècle, profondément influencée par les travaux de Charles Darwin. Si la parenté entre le problème de Nietzsche et celui de Kant peut sembler très obscure de prime abord, il faut se rendre compte que c’est bien le même souci de « l’unification du divers », ou de « l’unité dans la diversité » et donc de l’individuation qui se pose pour chacun d’eux. Pour Kant, la fabrique de cette unité, comme celle, par exemple, de l’identité des objets de notre perception au sein de circonstances toujours changeantes (comme nos vécus de conscience successifs), est résolue aux moyens du concept de « sujet transcendantal ». Agissant comme un moule de catégories figées (quantité, qualité, …), lui-même hors de l’expérience et du monde empirique, il imposerait activement sa forme fixe aux stimuli reçus du monde et façonnerait ainsi l’expérience que nous faisons de lui et de nous-mêmes. Il s’agirait d’une « fonction logique d’identification » (notée A = A) parfaitement intangible, et qui resterait indemne des contacts avec le flux, aucune boucle de rétroaction entre ce monde « transcendantal » et le monde empirique n’étant jamais possible. Or, pour Nietzche, nul besoin de recourir à une telle métaphysique : cette unification du divers est justement la fonction de l’organisme en tant qu’organisme, du corps, cette « merveille des merveilles », cette immense multiplicité d’êtres vivants agglomérés. « L’esprit » n’en est qu’une modalité particulière et très tardive dans l’évolution. C’est, en effet, « à l’estomac que l’esprit ressemble le plus », puisque leur rôle à tous deux semble être le même : il s’agit de faire de l’identité avec de l’altérité. C’est même précisément cela qu’assimiler veut dire (selon l’étymologie latine, ad similare), ce verbe que l’on emploie tout autant pour parler de notre alimentation que de nos apprentissages, procédant l'un comme l'autre de la transformation d’une matière étrangère en une matière propre. A l’inverse des vues du « grand Chinois de Königsberg », le sujet nietzschéen ne sort pas indemne des contacts avec le monde : il est d’abord vulnérable, blessé et souffrant — il pâtit, au sens premier du terme — puisqu’il doit se laisser obligatoirement pénétrer par l’altérité. Ce n’est qu’à l’issue d’une lutte (plus ou moins aisée) entre sa constitution et une stimulation étrangère qu’il parvient finalement à intégrer ce qui lui arrive comme une partie de lui-même. Il organise ainsi le flux éternellement nouveau — qui le bouscule nécessairement — dans les propres catégories de sa mémoire, dans ses propres stases temporaires qu’il devra tôt ou tard reconfigurer : car il est de la nature du flux de déborder. Dans le cas où cette intégration serait un échec, la lutte n’en finit pas pour autant : elle se jouera, devenue sourde, dans la masse du refoulé, introduisant en lui une tension riche de possibles, à l’image de l'énergie potentielle d’un ressort. Ainsi, si le nouveau blesse constamment l’organisme, il se répare sans cesse grâce à un processus actif, la « cicatrisation originaire de l’excitation par l’assimilation », ne se contentant jamais de recueillir passivement quelque donné supposé immédiat. Il en va ainsi de la sensation comme de l’intellection.
La distinction entre activité et passivité n’est donc plus aussi nette que dans les conceptions du sujet de la philosophie moderne (conçu soit comme réceptacle entièrement passif du monde, soit comme pure activité créatrice de représentations), l’ego se constituant toujours ici dans leur entrelacs. Jamais déjà donné, ses différentes parties sont toujours à la fois en rapport de commandement (actif) et de dépendance (passif) les unes avec les autres.
C’est même, précisément, ce mécanisme qui lui permet d’évoluer, de grandir. Il n’y a pas de différence de nature entre le mouvement de la réparation et celui de l’évolution, de l’invention : évolution (evolvere) signifiant « se déployer », relâcher la force accumulée en soi grâce à une nouvelle organisation où nous tenons mieux ensemble, pourvoyeuse d’une nouvelle direction. Il y a bien, en revanche, solidarité entre les deux conditions du vivant précédemment évoquées. Aucune catégorie n’existe donc a priori, y compris celles de la table des catégories de la Critique de la Raison Pure. La quantité, par exemple, n’est qu’une assimilation parmi d’autres, mais la vie serait presque impossible sans la « falsification continuelle du monde par le nombre ». Une phrase de Nietzsche dont il faut au passage bien se rappeler, tant on a entendu durant cette période de « syndémie » — terme que Mme Stiegler préfère à celui de « pandémie »[19] — cette irritante petite ritournelle de chaîne d’information en continu : « les chiffres ne mentent pas ».
Les célèbres vues morales de Nietzsche sur la valeur de la souffrance découlent aussi de cette analyse, et seraient même issues (ou du moins, confirmées) de l’observation par Wilhelm Roux d’un « effet trophique [favorisant] de l’excitation sur l’assimilation », que le fragment posthume suivant atteste :
« En morale, augmentation de la puissance là où se produisent les plus fines blessures grâce auxquelles le besoin d’appropriation s’accroît » [20]
Ce bref extrait met d’ailleurs à mal un contresens répandu sur une figure de la pensée nietzschéenne ayant fait fortune : celle du surhomme. S’il est évident que ce dernier ne se confond pas avec un superhéros invulnérable qui serait comme une comète brûlant fièrement dans un nuage interstellaire, ce n’est pas non plus le type à aller volontairement s’exposer à une destruction certaine dans l’espoir d’en ressortir grandi, comportement qui pourrait aujourd’hui trouver sa motivation dans le suivi aveugle des indécentes injonctions à la « résilience », tendant à s’ériger en critère pour jauger la valeur des êtres humains.[21] S’il faut bien des tempêtes pour éprouver un arbre centenaire, le surhomme correspondrait plutôt à un idéal régulateur destiné à aspirer l’Homme afin de lui conférer foi en l’existence. Ce n’est certainement pas un projet à accomplir dans l’espace de sa propre vie. Car l’abondance de blessures non assimilées, à la manière d’une pluie de grêlons, peut définitivement détruire nos facultés de réparation, de digestion, notre « force plastique ». Elles tendront même à nous transformer en la figure inverse : celle du dernier homme, réduit à l’état quasiment inorganique de protoplasme, n’espérant au fond plus aucun événement nouveau, assimilant aussitôt toute excitation du monde à un phénomène unique. Pire encore, et il faut que nous entendions bien cette leçon : c’est l’accumulation du nouveau — de la « diversité » — elle-même qui finira toujours, à terme, par mettre en échec notre faculté d’assimilation et qui nous conduira à la mort. C’est inspiré de la théorie cellulaire de William Henry Rolph que Nietzsche en arrivera à cette conclusion : cette dernière est toujours conséquence d’un trop plein, d’une trop grande « assimilation » (au sens usuel cette fois). Lorsque l’unité n’est plus possible à recréer, la décomposition brutale de notre organisme, cette « mise en forme provisoire d’une puissance qui l’excède » s’en suit. C’est bien là l’ambivalence fondamentale de la mémoire, dont l’hypertrophie est peut-être la marque de l’Homme, ce créateur infatiguable de mnémotechniques (écriture, numérique, …) sophistiquées. Elle est la source de toutes ses élévations et de toutes ses pathologies, thème bien connu de la Seconde Considération Inactuelle de Nietzsche qu’il faut ici rappeler : on peut tomber malade de « trop d’éducation ». Celle-ci n’est pas toujours une valeur saine. « Attirés par l’excès, nous sommes plus humains que jamais, et plus que jamais susceptibles de tomber malades. »[22]
Comment ne pas apercevoir maintenant, dans l’apologie inconditionnelle du flux pour lui-même, l’expression d’une véritable pulsion de mort ? Si l’immobilité totale en est le premier visage honni, son deuxième visage se masque aux yeux de notre époque. C’est plutôt là où il existe l’abondance des blessures les plus fines que le vivant accroît sa volonté de puissance, qui est pour Nietzsche la caractéristique fondamentale de la vie, et non l’instinct de survie ou de « conservation » de son être, comme le soutenait le darwinisme en son temps.
« Si l’organisme témoigne de quelque chose comme d’une volonté, ce n’est pas de se conserver ou de se reproduire comme le même, mais au contraire de croître et de se nourrir en s’efforçant de devenir soi-même. »[23]
C’est un point important à souligner, car la médecine oppose souvent « ce qui conserve la vie », qui serait son rôle, à « ce qui développe la vie » supplément étranger à son territoire et, au fond, dispensable, laissé en pâture au « développement personnel ». Il me semble que son rôle devrait plutôt être de garantir les conditions du développement de la vie. C’est pourquoi, si elle n’est pas pathologique :
« L’autodéfense, avec ses mécanismes de fermeture sur soi, d’assimilation de l’autre à l’identique, de soumission du nouveau au déjà vu, de falsification réparatrice etc., n’a d’autre but que de garder les mains ouvertes. »[24]
Un vivant sain est donc analogue à un dispositif de filtration, non au sens passif d’un filtre à café, qui laisserait passer certaines substances pour en bloquer d’autres, mais au sens plus vaste auquel on emploie ce terme en électro-acoustique par exemple : un dispositif aux paramètres sans cesse ajustables contrôlant le débit du flux entrant, amplifiant ou diminuant certaines de ses composantes. L’Homme, qui est le vivant le plus exposé à ce dernier, doit réguler rythmiquement son exposition aux blessures du monde afin de préserver au mieux sa vulnérabilité, celle-ci devant aller dans le sens de l’intensification (« là où j’ai trouvé de la vie, j’ai trouvé de la volonté de puissance »), sa propre unité se conquérant paradoxalement en intensifiant sans cesse l’altérité à l’intérieur de lui. Ce principe de sélection, cette filtration, c’est d'ailleurs ce que Nietzsche appelait le goût, terme qu’il appréciait particulièrement. Ainsi, pour Barbara Stiegler, telle est notre tragique condition : nous devons réguler pour une vie plus haute, mais encore vivable. Au terme de cette analyse, tous les fantasmes d’invulnérabilité (transhumanisme, illusions de toute-puissance, les avatars sont multiples) nous apparaîtront comme les signes patents d’une fragilité, c’est-à-dire non de la disposition à être blessé, mais bien plutôt celle à être brisé.
La non-coïncidence de l'être à lui-même : critique de la « naïveté des biologistes anglais ».
Une autre conséquence de la pensée que toute identité du même n’est au mieux que rêve illusoire (tout en étant, encore une fois, condition de vie), c’est que le vivant ne coïncide jamais avec lui-même. Cette non-coïncidence le caractérise fondamentalement (avance ou retard sur soi, erreurs d’attribution des causes d’une action, pas d’image complète du « moi », …), et Stiegler argumentera qu’elle caractérise aussi le rapport qu’il entretient avec son milieu. Ce point constituera une première critique à l’idée darwinienne selon laquelle il serait déjà parfaitement adapté à ce dernier, sans aucuns heurts. Il y aurait donc une double dé-coïncidence essentielle, de quoi battre en brèche les visions trop romantiques (ou rousseauistes) de la nature comme lieu d’harmonie préalable que l’Homme aurait troublé voire entièrement perdue par son action[25], forme de nostalgie excessive, encore une fois, typique des populations urbanisées. La non-identité à soi-même attaque tout à la fois les conceptions du vivant comme identique à un « programme » génétique écrit d’avance (que l'environnement viendrait ensuite « accidenter »), ainsi que celle d’une sorte d’identité du gène à lui-même, qui serait, au fond, la « véritable unité » d’un organisme relégué au rôle logistique de véhicule destiné à sa reproduction, idée assez grossière qu’argumentera en somme Richard Dawkins dans son essai célèbre, Le Gène Egoïste.
Cette critique atteint également l’idée que le milieu représenterait la norme inébranlable à laquelle le vivant aurait à charge de s’ajuster, oubliant que parmi ses rôles se trouve justement de contribuer au conflit normatif — c’est-à-dire à élaborer la distinction, par exemple, de l’utile et du nuisible — et, par conséquent, de concourir à la création de son environnement. Erreur classique des sciences de la nature, oubliant systématiquement de leur description du monde la « force qui met en perspective », c’est-à-dire le rôle du sujet et de son agence (agency).[26] Pour caractériser cet « adaptationnisme », l’autrice emploie l’image d’un moule qui modifierait les contours d’une pâte sans jamais modifier sa composition interne ni la forme du moule lui-même, comme si, quelque part, le moule était toujours un bon moule. Cette idée, qui découle d’une croyance naïve au progrès — et plus généralement à tout « paradigme panglossien », c’est-à-dire à toute philosophie de l’histoire optimiste — entraîne l’erreur consistant à penser que la sélection naturelle sélectionne les meilleurs. On peut reconstruire rapidement l’argument attaqué de la sorte : (1) Le monde va nécessairement vers le mieux. (2) Être adapté, c’est se conformer le mieux possible au monde (C) Être adapté est nécessairement un bien. Darwin y aurait succombé, confondant subrepticement le concept ambigu de fitness, caractérisant les êtres les plus « aptes » avec les plus « adaptés » au fil des différentes éditions de l’Origine des espèces, sans doute influencé par les idées d’Herbert Spencer. Outre la valeur de l’adaptation, sa critique porte également sur le processus y menant. Chez Darwin, cette adaptation s’accomplit sur des temps très longs, aux moyens de petites variations indécelables qui, sélectionnées passivement au fil d’innombrables générations, s’accumulent en direction de l’optimum sans jamais qu’un vivant ne s’éprouve fondamentalement inadapté au cours de sa vie. Cette fitness est ainsi conçue d’après la notion économique de capital accumulé à optimiser (aujourd’hui encore, chez des philosophes néo-darwiniens comme Daniel Dennett), ce que Barbara Stiegler oppose au concept d’héritage, entendu comme une contrainte structurelle que nous serions libres d’interpréter, avec laquelle nous serions libres de composer. Dans la biologie contemporaine, la notion d’exaptation du biologiste Stephen Jay Gould, lui-même lecteur de Nietzsche et Foucault, y correspondrait fidèlement. Nous aurons cependant le sentiment qu’elle passe un petit peu vite sur ces questions, esquivant le problème épineux du « libre arbitre » que les néodarwiniens rejettent (Dennett parlant ainsi de « crochet céleste » à expurger de toute théorie de l’évolution sérieuse[27]) se contentant de répondre, il me semble, que la « volonté de puissance créatrice » diffère de la volonté auto-fondée du sujet moderne que ces derniers critiquent, en ce sens qu’elle est nouage d’actif et de passif. Mais ne nient-t-ils pas avant tout qu’une chose telle que l’activité (au sens métaphysiquement fort) puisse être possible ?
« L’adaptationnisme de certains Darwiniens implique la croyance en une optimisation continue du vivant, ombre de la téléologie et de la théodicée Leibnizienne, croyance métaphysique qui fournit, aujourd’hui encore, la base d’une appréhension algorithmique de l’évolution, niant de part en part la force d’initiative et de rupture des vivants, en même temps que l’histoire imprédictible de leurs conflits. »
Puisqu’aucune guérison n’existe a priori en amont des blessures sources des innovations de la vie, le vivant est condamné à « se blesser et à se chercher » sans répit[28]. Ainsi, les tentatives d’exploration et d’explication de l’évolution des espèces selon des modélisations algorithmiques (ces dernières recherchant un point d’équilibre optimal entre divers paramètres), ainsi que leur généralisation aux phénomènes techniques et sociaux (ce qu’entreprend par exemple le champ récent de « l’évolution culturelle ») relèvent, selon Stiegler, d’une erreur de compréhension manquant la notion d’historicité. Ces modèles « mécaniques » de l’évolution se heurtent d’ailleurs souvent à un problème de taille, l’innovation radicale ayant plutôt tendance à être « mécaniquement » supprimée par l’instinct de conservation des masses que Nietzsche haïssait, et à laquelle sa « grande politique » cherchera à remédier par une sélection artificielle visant à compenser les défaillances de sélection naturelle, afin de sauver les « exceptions ».[29] Par exemple, dans le cas de l’émergence des phénomènes de coopération : comment un être vivant peut-il coopérer efficacement, si, égoïstes et non porteurs de la « mutation de la coopération » (pour simplifier grandement), les autres autour de lui ne coopèrent pas[30] ? Avant de conclure, cette précédente transition servira de prétexte pour introduire ce très beau passage du livre de Mme Stiegler :
« Les innovants, ceux qui laissent se déployer toute la puissance du nouveau, normalement refoulée et structurée par les forces conservatrices de l’assimilation, sont des êtres à la fois fragiles et dangereux. En mettant en péril la stabilité des catégories et les procédures d’assimilation, ils menacent leur propre survie. […] A la recherche d’eux-mêmes et de leur place, ils introduisent une faille dans l’ordre régulier du monde et le mettent en danger. Ils remuent et infligent des blessures aux éléments stables d’une communauté. Or, sans eux, sans cette foncière inadaptation qui les rend à la fois si fragiles et si dangereux, sans la dégénérescence permettant l’ennoblissement, aucune évolution ne serait possible. »[31]
Conclusion
Voilà pour ma lecture de cet ouvrage dense, dont j’espère avoir réussi à extraire les thèmes principaux loyalement. Je reconnais ici avoir peu parlé des implications politiques sur lesquelles l’autrice insiste beaucoup, avec des auteurs comme John Dewey. Je mentionnerai rapidement quelques développements qui m’ont semblé manquer, ou du moins que j’aurais aimé y trouver. Premièrement, et c’est un minuscule détail, mais j’ai trouvé étonnant que Mme Stiegler écrive ponctuellement que « chez Nietzsche, tout est reçu sur le mode de l’excès, dans la souffrance et dans la joie »[32] pour ne mettre l’accent dans l’ouvrage presque uniquement sur la dimension de la souffrance. Il faut sans doute ici simplement comprendre (ce que cette phrase n’exprime pas) que la joie est un affect second vis à vis de la souffrance, la conséquence de sa réparation. Enfin, il manque selon moi dans l’ouvrage une réflexion d’ordre plus éthique sur l’altérité, concept pourtant absolument central en son sein. Elle pourrait en constituer un prolongement possible. Car s’il ne faut pas confondre « volonté de puissance » et « volonté de domination », Wilhelm Roux, qui inspira à Nietzsche ce concept, pouvait par exemple écrire que « la vie est essentiellement conquête du faible et de l’étranger », la réduisant somme toute à une partie d’agar.io[33] . Bien que Nietzsche rejette à la fois la notion de classique « volonté » et perçoive la « domination » — entendue comme l’usage violent de la force pour s’approprier égoïstement quelque chose — comme le double aveu d’un manque (opposé à l’excès dionysiaque qui cherche à s’organiser) et celui d’un échec de création d’une organisation plus subtile (et par là réellement puissante)[34], nous pouvons lire plus loin, de la plume de Mme Stiegler, que « tout centre de force cherche à incorporer les autres centres de force », c’est-à-dire, finalement, à nier leur altérité ? Car « l’expansion du soi » de la volonté de puissance se heurtera tôt ou tard à l’expansion des autres centres qui viendront la limiter. Elle signale au passage les vertus, si l'on peut dire, de la hiérarchie, qui commencerait là où « l’incorporation n’a pas pu avoir lieu », obligeant ses différentes parties, reconnaissant leur altérité mutuelle, à lutter ensemble. Cette confusion classique est donc loin d’être absurde, et j’ai trouvé que ces problèmes étaient passés un peu trop rapidement. En tout cas, je n’ai personnellement pas réussi à surmonter complètement l’ambiguïté. N’y a-t-il pas fondamentalement quelque chose dans la vie qui la pousse à « laisser-être » les autres centres de force, indemne d’un ressentiment qui n’y renoncerait que par impuissance ? Ou alors, existe-t-il plutôt des modes d’incorporation respectueux de l’altérité ? C’est peut-être là qu’il faudrait redessiner une distinction entre le « corps » et « l’esprit », ce dernier étant peut-être l’innovation autorisant une incorporation sans négation, celle d’une image, d'une représentation ? Une idée me vient, mais pour prendre un cas éthique « pratique », pensons par exemple, à l’échelle interindividuelle, à ce que l’on pourrait appeler le « pygmalionnisme ». Il est à ce stade aisé d’interpréter ce dernier comme la tentative de faire de l’identité avec de l’altérité, en transformant activement, dans une espèce de « digestion » détournée, une forme à l’extérieur de soi. De cette manière, un vivant esquiverait sournoisement les réelles difficultés de l’appropriation interne en s’efforçant de rendre au préalable une altérité similaire à ses propres stases trop rigides, et ce pour éviter, sans doute, qu’elle ne le blesse. N’entendons-nous pas dire, dans certaines relations de ce genre par celui dont la vie non respectée est en fait réduite à l’état d’une statue inorganique, qu’il « se fait bouffer » ? Ce ne sont bien sûr que suggestions éparses et à chaud.
C’était en tout cas un livre très riche, sur lequel je reviendrai sans doute de nombreuses fois, remplissant à mon sens les critères d’un bon livre de philosophie : il modifie notre propre filtrage du monde. Ce qui auparavant nous apparaissait important, saillant, se voit soudain nivelé, adouci, et parfois empreint de platitude, alors que ce qui nous semblait parfois anecdotique ou dérisoire prend soudain une importance de premier plan, devenant le nœud central d’un réseau conceptuel qui, en nous, préexistait à sa lecture.
Dont les soubassements théoriques et la réception par ses contemporains ont été décrits, au passage, dans L’information : l’histoire, la théorie, le déluge, très bon ouvrage de James Gleick. ↩︎
Ainsi que chez le grand public. Impossible de rater tous les « sélection naturelle ! » en commentaire à de nombreux échecs mis en scène sur les réseaux sociaux, par exemple. ↩︎
« Il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. » ↩︎
https://nautil.us/issue/15/turbulence/your-brain-is-on-the-brink-of-chaos ↩︎
Barbara Stiegler, Nietzsche et la Vie (2021), p.104 ↩︎
Reformulation issue des pp. 106–107 ↩︎
Simone Weil (1949), L'Enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain p. 113, emphase ajoutée ↩︎
Ibid. p. 121. ↩︎
Réalisant, selon lui, toujours la « plus grande synthèse possible de forces » ↩︎
Ibid. p.331 ↩︎
M. Fœssel et C. Riquier (2020), Déraison de guérir [Disponible ici] ↩︎
Ibid. p.23 ↩︎
A l’heure où les prévisions mondiales projettent que deux tiers de la population du globe vivra en ville d’ici 2050, toutes ces considérations sont d’une importance capitale. ↩︎
Joël de Rosnay (2012), Surfer la Vie, Comment sur-vivre dans la société fluide, p.18. ↩︎
Roland Jaccard, L'Exil intérieur : schizoïdie et civilisation (1975) ↩︎
Barbara Stiegler, Nietzsche et la Vie (2021), p.231 ↩︎
Ibid. p.335 ↩︎
Selon lui, « la cellule fonctionne comme une calculatrice » dans Croitre et multiplier dits et écrits (1954-1988) tome 1 p.968 ↩︎
Cf. son tract De la démocratie en Pandémie. Ce que nous appelons « pandémie » résulte de nombreuses causes liées à notre vie moderne, et toute réelle pratique médicale doit être une médecine de la culture (Nietzsche et la Vie, p.339), et non orientée coûte que coûte vers la suppression d’un agent pathogène, assimilé à la peste, et supposé responsable de tous nos maux. ↩︎
Nietzsche, Fragment posthume de 1883 7↩︎
Voir à ce sujet Contre la résilience, À Fukushima et ailleurs de Thierry Ribault. ↩︎
Propos tenus par Mme Stiegler lors d’un séminaire sur la mémoire. ↩︎
Ibid. p.196. A mon enseignante de CM1, qui professait avec emphase (et angoisse) aux jeunes élèves incrédules que « nous vivons pour nous reproduire et ainsi de suite éternellement ». ↩︎
Nietzsche et la Vie, p.228 ↩︎
Idée que l’on retrouve par exemple dans le très beau film La Panthère des Neiges (2021) de Sylvain Tesson et Vincent Munier offrant à notre regard des plans de la faune et des paysages des vallées de l’Himalaya à couper le souffle. ↩︎
Traduction de ce terme anglais intraduisible proposée par Philippe Descola. ↩︎
Ibid. p.362 ↩︎
Ibid. p.245 ↩︎
C’est pourquoi on ne peut pas parler de « darwinisme social » lorsque l’on discute de l’hybridation des questions biologiques et politiques chez Nietzsche, cette idée visant plutôt à appliquer sans grand ménagement les lois « révélées » de la sélection naturelle à la question sociale, jugées issues d’une nature en elle-même déjà parfaite, ce qui sera par exemple le cas chez Ernest Haeckel. Je me demande toutefois si la différence est aussi nette que cela. N’est-ce pas dans les deux cas une tentative d’ajustement visant à faciliter l’actualisation d’une idée de ce que « veut réellement » la vie ? ↩︎
Cette question était au cœur de la thèse d’informatique de Paul Ecoffet. Cf. son article Nothing better to do? Environment quality and the evolution of cooperation by partner choice, Journal of Theoretical Biology, October 2021. ↩︎
Ibid. p. 237 ↩︎
Ibid. p. 105 ↩︎
Le succès phénoménal de ce jeu vidéo très régressif n’est sans doute pas un hasard non plus. ↩︎
Patrick Wotling, « La volonté de puissance est l’apologie du désir de domination. », Dans Nietzsche (2009), pp. 83–87 ↩︎