L’expérience esthétique, un territoire de liberté où l'on ne s'optimise pas

Recension de « L'Expérience esthétique » de Jean-Marie Schaeffer.

L’expérience esthétique, un territoire de liberté où l'on ne s'optimise pas

Quel intellectuel n’a souhaité écrire des pages explicatives et décisives sur l’Art, et n’a médité sur cette innovation incroyable de l’espèce humaine ? Se demandait le bordelais Jacques Ellul à l'incipit de son ouvrage de 1980, L’Empire du non-sens. Si « L’Art » apparait souvent comme un thème philosophique par excellence, nimbé d’un prestige confus, il est un sujet apparenté plus « grandiose » encore auquel Jean-Marie Schaeffer a souhaité s’attaquer dans l’essai paru en 2015 que je me propose de présenter et discuter. Ne se limitant au domaine de l’« l’Art », il veut rendre compte de l’expérience esthétique en son sens élargi, trop souvent réduite au premier, erreur commise selon lui à la fois dans la philosophie « continentale » (Heidegger, Gadamer), ainsi que chez certains « analytiques » anglophones, à l’instar de George Dickie. Malgré la triple diversité des manifestations historiques, des ancrages culturels, et des objets associés à cette singulière expérience, J.M. Schaeffer en clame l’unité profonde (qui lui confère, à ses yeux, son caractère fascinant), l'autorisant à placer l’écoute d’une symphonie tout autant que la contemplation paisible de la lune, beauté naturelle, sur un même plan d'analyse. Afin de saisir cette dernière, dont la nature élusive est capturée par le sens commun aux moyens d'un je-ne-sais-quoi qui n'explique rien, il suggère de projeter sur la phénoménologie qui lui est associée (décrite à partir d’une poignée d’exemples littéraires inspirés) une lumière réfractée à travers de multiples prismes théoriques. Tour à tour, nous nous équiperons des monocles de la psychologie cognitive, la biologie évolutionniste, la théorie de l’information, et entre autres perspectives philosophiques, celui de l’anthropologie, en se gardant bien de tout réductionnisme étroit. Une thèse est certaine et centrale : l'expérience esthétique n’est pas à comprendre comme la révélation d’un territoire radicalement coupé de la quotidienneté, hors du monde et du temps comme pourraient le clamer les apôtres de l’autonomie de l’art, position classique de l’esthétique philosophique en vogue au XXe siècle notamment, que l’auteur interprète comme la sécularisation d’une vue d’origine chrétienne, reportée sur le domaine artistique dès lors que les croyances religieuses traditionnelles eurent perdu de leur attrait, comme un rempart au désenchantement. Sa position se situe nettement sur le versant complémentaire, celui de l’hétéronomie du domaine esthétique à l’image des idées kantiennes sur la question. Tout comme chez Emmanuel Kant, le sentiment du beau naîtrait d’une mise en harmonie de nos facultés de connaître (sensibilité et entendement) une fois exposées face à un objet particulier, pour Jean-Marie Schaeffer, c’est un infléchissement singulier de notre pouvoir d’attention aux choses mondaines qui en serait le principal marqueur, une attention « ouverte, exacerbée, bienveillante envers ce qui se présente à elle, sans exclusive, et qui ne se précipite pas vers la conclusion ». En somme, il s’agirait d’une utilisation différente de nos ressources cognitives basiques, se mettant à cette occasion à fonctionner sous une nouvelle configuration dont la dynamique interne génèrerait du plaisir par elle-même. Une vue d’apparence « triviale » qui repoussera sans doute plus d’une âme romantique ou néo-platonicienne : nulle question ici d’une obscure « présence de l’infini dans le fini » ou de toute autre réelle épiphanie, c’est même précisément l’inverse : le propre de cette expérience serait de ressentir, plutôt qu’une présence transcendante infinie se dévoilant au sujet dans le monde, la richesse infinie de l’immanence du monde se dévoiler à un sujet devenu lui-même plus présent. Mais contentons nous de considérer l’ouvrage pour ce qu’il vise : il ne s’agit ni d’y chercher une ontologie des œuvres d’art, ni de vraie discussion sur la portée existentielle ou la puissance historique qui leur sont presque toujours associées, approfondissements dépassant le cadre de cette étude. La volonté de l’auteur est simplement de rendre compte de l’état mental dans lequel nous nous retrouvons lorsque nous y sommes plongés, d’en identifier les causes efficientes et les structures cognitives associées. Les développements y sont passionnants, clairs, stimulants, d’une grande force explicative et dans l’ensemble cohérents. Ils impliqueront, me semble-t-il, d’intéressantes conséquences pratiques que je serai amené à discuter. Nous serons toutefois un peu déçus — à titre personnel — que plus de pages n’aient pas été accordées afin de considérer les points de contact entre les analyses menées et les vues des écrivains classiques de « l’esthétique historique » des XVIIIe et XIXe siècles (anglophones et allemands notamment), lesquelles sont parfois, de notre avis, injustement dédaignées par beaucoup d’artistes (et philosophes) contemporains. Sur ce point, l’étude érudite de Laurent Jaffro La Couleur du Goût : psychologie et esthétique au siècle de Hume (2019, Vrin) nous est apparue comme un complément parfait, puisqu'il est aisé d'interpréter, comme lui, ce « tournant cognitif » de l’esthétique théorique comme un revival de la science écossaise de la nature humaine. [1]
Ainsi, une connaissance approfondie de ces débats riches, pionniers et toujours pertinents ne manquerait pas d’enrichir nos discussions contemporaines. Je me risquerai donc, au fur et à mesure de cette recension, à l’exercice (peut-être un peu périlleux) d’esquisser quelques possibles rapprochements, ne pouvant constituer qu’un faisceau d’indices complémentaire pointant vers la justesse du propos de l’auteur. La place laissée vacante par ces discussions historiques aura tout de même, en contrepartie, été agréablement remplie par de nombreuses définitions et explications de repères notionnels propres aux diverses disciplines scientifiques mobilisées, et l’étudiant — que je suis — trouvera là un matériau précieux et nourrissant.[2]

L'expérience esthétique, Jean-Marie Schaeffer. Paru le 12 mars 2015 chez Gallimard, collection NRF Essais. 384 pages. Prix Dagnan-Bouveret 2015 de l'Académie des Sciences Morales et Politiques.

Une esquisse du sens qui serait néanmoins propre à toute expérience esthétique est tout de même brièvement mentionnée en guise de conclusion : elle procurerait à nos âmes déboussolées des « moments d’immanence heureuse » ou des « plages de transparence où tout semble tomber en place, simplement et naturellement, ne laissant momentanément plus de lieu pour quelque question ou inquiétude que ce soit ». Il en découlera un hédonisme esthétique pleinement assumé (qui était également, rappelle-t-il, celui d’un Kant) d’apparence simple mais non simpliste, ainsi qu’une réévaluation de nombreux repères de l’esthétique philosophique. Parmi eux, nous pouvons noter la perte de prestige, pour ainsi dire, du statut du jugement esthétique, réduit à une « réaction évaluante de base » d’attirance (goût) ou de répulsion (dégoût) c’est-à-dire à une émotion, la négation de l’existence d’émotions proprement esthétiques, ou encore une réfutation convaincante des théories dites des quasi-émotions auxquelles il substitue la notion de mediated emotions lui permettant de sauvegarder le caractère pleinement réel, contesté dans la littérature, de nos réactions affectives face à la musique ou à la fiction. La notion classique de désintéressement (Kant, Shaftesbury, Hutcheson, …) est ici quant à elle absolument centrale, et subit un traitement original. Elle est corroborée par l’accent mis par l’auteur sur la notion proche de « dépragmatisation », c’est-à-dire la suspension (ou l’inhibition) des comportements associés à nos réactions et intérêts mondains comme condition même de l’entrée dans la relation esthétique. Et si toutefois il peut nous arriver de rire ou de pleurer comme dans la vie lors du visionnage d’un film ou d’une série, plutôt qu’un contre-exemple, Schaeffer reconnaît là une preuve de ce qu’il avance : ces deux réactions seraient justement toujours le signe de comportements qui auraient été inhibés.

Cognitivement parlant, cette « dépragmatisation » correspond au moment où le calculateur hédonique, module mental hypothétique qui jugerait d'ordinaire continuellement, dans une perspective utilitariste, la valeur de nos actions accomplies (ou projetées) en leur assignant une valence hédonique — valeur de plaisir ou de déplaisir vécue soit de manière consciente, soit sous la forme inconsciente d’un biais orientant notre activité — deviendrait le juge du processus attentionnel lui-même, pilotant seul la reconduite ou la cessation de ce dernier. Une « boucle », ou un « cercle » rétroactif se retrouve ainsi formé entre notre attention et notre calculateur hédonique et selon Schaeffer :

« Une fois qu’on a une description satisfaisante de ce cercle, on a compris ce qu’il y avait à comprendre. Car l’expérience esthétique est ce cercle et rien que ce cercle. » [3]

Le postulat de tels « plaisirs processuels » n’a cependant rien d’une nouveauté théorique, ces derniers correspondant par exemple à la vision platonicienne du plaisir comme agrément. Un autre cas bien connu, chez Aristote, serait l'imitation (mimesis), à laquelle l’Homme (et particulièrement les enfants) prendrait plaisir pour elle-même. Nous en profitons pour signaler que nous avons relevé à plusieurs reprises dans ces discussions une proximité étonnante avec les thèses récentes de Bruce Bégout, en provenance de l’approche théorique toute autre qu’est la phénoménologie, à laquelle les sciences cognitives peinent souvent à s’intéresser et dont les représentants mutuels éprouvent de grandes difficultés à échanger. Dans Le Concept d’Ambiance (2020) en effet, bien que ce que Bégout appelle une « ambiance » soit un phénomène ubiquitaire dans lequel nous sommes constamment plongés, y compris dans la vie quotidienne, nous « ouvrant au monde » dans une tonalité affective particulière (et non quelque chose de spécifiquement « esthétique »), la dépragmatisation est également une condition essentielle pour que se révèle le « fond ambianciel de l’expérience que réprime l’obsession utilitariste » et que « seule la rêverie peut ramener sur le devant de la scène ». Je reviendrai un peu plus en détails sur ce qui justifie ce mélange d’huile et de vinaigre en temps voulu, mais autant dans le type d'exemples littéraires mobilisés par les deux auteurs qu'au vu de certaines conclusions auxquelles ils parviennent, nous sentons chez eux un souci commun sous-jacent.

Plutôt qu’une présence transcendante infinie se dévoilant au sujet dans le monde, l'expérience esthétique laisse la richesse infinie de l’immanence du monde se dévoiler à un sujet devenu lui-même plus présent.

Le traitement de la question des critères des objets esthétiques est, en revanche, à mon sens plus ambiguë et dévoile selon ma lecture un des points de tension du volume. En effet, bien que niant vigoureusement l’existence de propriétés formant une classe ontologique spécifique d’objets esthétiques (« empiriquement intenable ») en se basant sur l’argument des ready-mades d’Arthur Danto[4], l’auteur n’implique pas, contrairement à Danto, que tout objet puisse potentiellement, selon les circonstances, « fonctionner » comme objet esthétique. C’est pourtant là le véritable enjeu de la question de ces fameux « critères », plutôt que celui du rêve de la mise au jour d’une distinction ontologique rigide. Car ce processus attentionnel, tout subjectif qu’il soit, serait en réalité conditionné, disons « pour moitié » par les propriétés objectales qui agiraient en tant que causes distales, ce qui laisserait interpréter sa position comme un réalisme modéré. Les propriétés esthétiques seraient ainsi bel et bien des propriétés relationnelles, survenant sur la rencontre entre un objet et un esprit qui le traite, avec les singularités de son propre arrière-fond cognitif et la structure commune qu’il partage avec les autres esprits, le « tissage interne » (internal fabric) dont parle David Hume dans son essai classique Of the Standard of Taste. Maintenant, si nous devions formuler en une sentence « impactante » ce qui caractériserait pour nous, après lecture, ces moments occasionnels de se rapporter au monde dont nous faisons tous grand cas dans nos vies, nous dirions sans trop hésiter qu’il s’agit là d’un territoire où Liberté est reine et où l’on ne s’optimise pas. Je détaillerai dans les deux sections suivantes ce qui justifie cette formule, mais en somme, nous avons aujourd’hui plus que jamais intérêt à cultiver nos expériences esthétiques.

Pôle anti-optimisation

La première caractéristique remarquable de l’expérience esthétique, c’est son coût. Un coût énergétique conséquent et apparemment « gratuit », puisqu'il n'est pas compensé en retour (par l’optimisation d’un processus cognitif par exemple) comme le sont d’ordinaire les stratégies coûteuses lorsqu’elles tiennent place dans « l’ordre des choses pratiques » dont parle Paul Valéry dans L’Infini esthétique. Cette importante dépense est requise lorsque notre faculté attentionnelle tend à se positionner autour de trois « pôles » (chacun coûteux isolément) situés à l'une des extrémités de trois axes bipolaires, dont le concours marque son entrée en « régime esthétique » : traitement parallèle (au lieu de sériel), où nous tendons à traiter simultanément plusieurs stimuli ; attention polyphonique (au lieu de monophonique) où un grand nombre de propriétés objectales habituellement négligées deviennent pertinentes, densifiant notre expérience par abaissement du seuil attentionnel ; et attention distribuée (au lieu de focalisée), où nous « balayons » un champ perceptif sans attente particulière au lieu d’y sélectionner inconsciemment une zone où nous attendons un événement précis, par exemple la réapparition sur la droite d’un objet en mouvement rectiligne gauche-droite que nous venons de voir disparaître derrière un écran. Sur un quatrième axe, concernant cette fois le point de vue plus général des « profils cognitifs » et plus seulement de l’attention, l’expérience esthétique est marquée par une forte divergence cognitive. Nous possédons en effet une tendance naturelle, économe et efficace à « vouloir » subsumer tout stimuli derrière un schème englobant, familier, c’est-à-dire d’en diminuer au maximum le contenu informationnel. C’est la convergence cognitive. La divergence, c’est l’inverse : nous retardons la catégorisation, nous nous attardons sur des détails ou des strates intermédiaires du traitement ascendant (bottom up) allant des stimuli aux schèmes, mais nous pouvons alors considérer plus d’options catégorielles que si nous nous étions hâtés aux conclusions (moyennant évidemment un surcoût énergétique). Il semblerait que la divergence soit à la fois une condition sine qua non de l’expérience esthétique mais aussi de la création artistique, puisque ce profil cognitif est très majoritaire chez les artistes, note-t-il. La convergence apparaîtrait à l’inverse comme une de ces « tendances naturelles esthétiquement désastreuses » dont parlait Gérard Genette. Nous pouvons trouver une remarque similaire à propos des « ambiances » de Bruce Bégout que je mentionnais plus haut :

« Le type [le bout de chaîne du processus ascendant, donc] déborde sans cesse la singularité rétive du moment en l’inscrivant dans un processus de reconnaissance qui se superpose à l’ambiance. »[5]

A la différence que chez lui, tout reste de catégorisation en tant que tel est mis hors-jeu. L’ambiance se révèle en effet lors du passage de ce qu’il appelle la « logique jective », tendant à individualiser des objets — des substances — pour les besoins de la structure intentionnelle de notre conscience, à la « logique mersive » c’est-à-dire le dévoilement d’un « fond » affectif en lui-même, pré-individuel et antéprédicatif, où ne comptent plus aucune « attente » de quoique ce soit ni quelque autre projet. Il est tout de même assez tentant de lire dans la description des rouages cognitifs disséqués par J.M. Schaeffer une cause efficiente de ce qui serait « attention aux ambiances » chez Bruce Bégout, tant les marqueurs attentionnels sont similaires. Je ne suis cependant pas certain que l’un et l’autre apprécient ce rapprochement !

Dès ici, je me permets de tirer deux brèves conséquences que cette lecture m’a suggéré. Il me semble qu’un intérêt du travail de Jean-Marie Schaeffer puisse être d’ouvrir la voie à un diagnostic double des « troubles de l’esthétique », c’est-à-dire une difficulté à vivre de telles expériences ; et des « troubles esthétiques » qu’elle pourrait induire, comme par exemple le mythique « syndrome de Stendhal » qu’Henri Beyle aurait vécu lors d’un voyage à Florence, que caractérise un épuisement vital éprouvé à la suite d’une trop grande fréquentation d’œuvres d’art. Pour les premiers, une idée hâtive pourrait être de lier une disposition profondément « cynique » (entendue comme une tendance facile à « dévitaliser » ou réduire systématiquement l’information entrante en l’arrimant aussitôt que possible à un schème grossier, parfois volontairement décalé) à une incompatibilité complète avec tout vécu esthétique authentique.

« Trop de familiarisation, de pression de préfocalisation inhibe l’entrée en régime esthétique […] S’engager dans une expérience esthétique équivaut […] à adopter un style attentionnel particulier, à savoir un style divergent […] la disposition au style cognitif divergent est proportionnelle à la capacité d’un individu à supporter (sic) la catégorisation retardée »[6]

La divergence cognitive apparaît ici comme une « voie difficile » par opposition à la « voie facile » et automatique de la convergence comme moyen de résoudre la discordance. Ainsi, s’il s’avérait que des personnes ainsi inclinées vantaient un jour en majuscules « La Beauté », brandie avec emphase comme un bouclier face à leur vision — souvent sinistre — du monde, ce pourrait bel et bien n’être que la triste idolâtrie d’une idée à leurs yeux secrètement et désespérément vide, devenant pour sûr « un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens » comme écrivait Paul Valéry à propos de nombre de mots en -té. Quant au dernier, il pourrait à la lumière de ces travaux, nous le voyons bien, être assez trivialement expliqué. Prendre la divergence cognitive comme marqueur me parait d’autant plus intéressant qu’elle contribuerait par ailleurs à expliquer notre fascination pour les illusions d’optique, problème majeur de la psychologie de la perception, pour qualifier lesquelles de nombreuses personnes trouvent naturel d’employer le mot « beauté ». Selon Richard L. Gregory en effet, ces dernières requièrent un traitement cognitif continu, une réinterprétation infinie de la part de notre esprit, ne parvenant jamais à se résoudre sur une représentation particulière. A cette occasion, nous fonctionnerons ainsi « automatiquement » en mode divergent. Cette intéressante observation m’a remémoré une peinture du Xe siècle sur laquelle je m’étais attardé lors de ma visite de l’exposition Bouddha, La légende dorée au musée Guimet en novembre 2019 : Les assauts de Mara. Parmi la grande complexité de cette œuvre, un détail m’avait accroché l’œil : l’auréole de Shakyamuni, peinte de façon à ce qu’une illusion de mouvement tournoyant résulte de sa contemplation. Se pourrait-il que ce motif, situé au centre du tableau, ce point d’ancrage attentionnel fasse partie d’une stratégie employée par l’artiste afin de faciliter l’entrée en régime esthétique, et ainsi la libre exploration de cette scène très dense, dans la lignée des techniques de « défamiliarisation » que mentionnait Victor Chklovski dans L’art comme procédé ?

Les assauts de Mara ; scènes de la méditation d’Éveil du Bouddha Shakyamuni Chine, Dunhuang, grottes Mogao ; époque des Cinq Dynasties, première moitié du 10e siècle, peinture, encre, or et couleurs sur soie, H. 144,4 ; L. 113 cm, mission Paul Pelliot (1906-1909), MG 17655

Enfin, pour revenir à la thématique qui nous intéresse ici, à savoir le coût, l’auteur va jusqu’à interpréter certaines caractéristiques des récits fictionnels (ou esthétiquement infléchis, comme le dit Schaeffer) comme allant à l’encontre des règles de « communication transparente ou idéale » où un message contiendrait uniquement sa teneur informationnelle. Un exemple emblématique est le suspense, dont l’effet provient justement d’une rétention volontaire de l’information, c'est-à-dire d’un allongement du message. Le fait de retrouver cette thématique du coût autant du côté de l’appréciation (l’« esthète ») que du côté, ici, de la création (l’« artiste ») rappelle la dynamique de making and matching d’Ernest Gombrich, pour qui la manière que nous avons d’apprécier esthétiquement agit sur la matière même sujette à cette appréciation et vice versa. Cette dynamique sera même à l’honneur dans les derniers chapitres du livre, où l’auteur s’enquerra des origines évolutionnaires des structures cognitives impliquées dans cette expérience, puisqu’il semble étonnant de prime abord, d’un point de vue purement darwinien, que l’évolution ait pu les maintenir. Ceci l’amènera à des développements captivants sur la parade des oiseaux à berceaux australiens (de la famille des « jardiniers », dont le mâle est comme « artiste » et la femelle « esthète ») et sur la queue handicapante du paon dont le phénotype sera analysé grâce à la théorie des signaux coûteux, en insistant bien sur le fait qu’en biologie, homologie structurelle n’implique pas forcément une identité fonctionnelle. La vie est vicariante, et il n’est nullement question, chez l’Homme, de réduire la création artistique et l’expérience esthétique à un vulgaire but reproductif par exemple. Paradoxalement, Schaeffer remarque que ce réductionnisme biologique aurait de l’attrait chez certains précisément à cause de la popularité de sa position « opposée », le réductionnisme social interprétant la fonction de l’art en simples termes de « prestige », comme le fait la théorie de la distinction de Pierre Bourdieu, entre autres. Pour conclure sur ce point, cela amène l’auteur à énoncer fermement qu’en conséquence, toute tentative de remplacer un signal artistique par un signal moins couteux revient à le détruire.

Jardinier satiné australien (Ptilonorhynchus violaceus) mâle et son « berceau », décoré ici avec des capsules de bouteilles. Bel exemple d'upcycling ! © Julius Simonelli

Pôle liberté

La seconde marque de l’expérience esthétique que je thématise ici, c’est son rapport à la liberté. Il faut entendre mon emploi de ce terme dans deux de ses acceptations usuelles : celle positive de la « liberté de », prenant la forme du choix, et celle négative comprise comme « absence de contrainte ». Ces deux facettes y jouent, remarquablement, un rôle clé. D’une part, le sens positif concerne trivialement le fait que nous nous engageons volontairement dans les expériences esthétiques. Nous les recherchons activement, de la même manière que nous recherchons activement les situations pouvant éveiller notre curiosité, ou présentant une ambiance particulière qui nous plaît. Mais la liberté caractérise surtout une transformation de notre attention : celle-ci, au lieu de se focaliser sur les traits d’un stimulus ayant présenté une forte sélectivité (se retrouvant alors « captée ») à l’issue du traitement ascendant — puisque associés à des routines cognitives fiables — laisse la part belle au traitement descendant (top-down), endogène et conscient, surtout employé d’ordinaire en vue d’améliorer la routine ascendante. Celui-ci s’attarde à sa guise sur les strates de traitement inférieures (textures, lignes, …), les explore imaginativement, et augmente la différentiation au sein de celles-ci. C’est pourquoi Schaeffer écrit que :

« L’expérience esthétique fait partie des types d’expériences grâce auxquelles le monde dans lequel nous vivons est un peu moins un monde régi par les stimuli, donc un monde hétéronome, et devient un peu plus un monde construit par l’attention, donc un monde qui est notre œuvre »

De manière plus intéressante et au sens négatif cette fois, on peut dire que la « liberté » est à la source d’un des deux principaux « plaisirs processuels » identifiés dans l’ouvrage : la fluence. Cette dernière correspond à un signal neuronal dont l’intensité est associée à la facilité de traitement au sein de certains processus cognitifs, parmi eux l’attention. Ce signal est envoyé en input à différents modules mentaux, dont le calculateur hédonique, et cause en retour une sensation plaisante, quelques fois intense. Il faut peut-être reconnaître là le fameux « plaisir épistémique » de l’euréka, libéré lorsque ce qui nous apparaissait confus, plein d’interférences dans nos réseaux de neurones broussailleux, se met soudain à « couler de source ». La fluence est corrélée à plusieurs propriétés que je qualifierai d’intentionnelles[7] puisqu’à mi-chemin du sujet et de l’objet (il s’agit toujours de qualités perçues), et existe sans doute à tous les niveaux de la chaîne ascendante. Nous avons à ses deux extrémités « ce qui plaît aux sens » (fluence perceptive), par exemple la répétition, le contraste, la durée, la symétrie, ou le rythme, et « ce qui plait à l’entendement » (fluence conceptuelle) comme peuvent l’être la familiarité, la prototypicalité, l’intégration dans structures de la connaissance, la prédictibilité, la congruence conceptuelle, ou encore la redondance trans-catégorielle. Puisqu’il n’est pas exclu qu’un stimulus soit à la fois fluent au niveau perceptif et au niveau conceptuel, nous pouvons en droit « vibrer » à l’octave de ces deux niveaux, ce qui n’est pas sans rappeler une certaine « harmonie des facultés » kantienne.[8] Mais comment réconcilier cette référence à Kant avec son autre assertion, celle pour laquelle il n’existerait pas de critères objectifs à même de causer le « beau » ? Le fait que les critères de la fluence soient, comme je l’ai écrit, intentionnels ne les lie pas entièrement aux propriétés objectales, ce qui semble éviter ce problème. Elles rappellent d’ailleurs, de par leur forme, un autre critère que Friedrich Schiller pensait voir implicite chez Kant : celui de la « liberté lue dans les apparences ». En rebondissant sur cette dernière, j’aimerai esquisser brièvement ici, une idée qui me permettra de mieux expliciter ce rapport entre la fluence et la liberté, en mobilisant les théories de l’Einfülhlung (ou « empathie esthétique ») de la fin du XIXe siècle, qui, il me semble, soulignent la force de l’intuition schillerienne. Le problème de l’Einfülhlung (le préfixe ein- dénotant un mouvement hors de soi) concerne ceci : comment est-il possible de percevoir qu’un paysage, une musique ou autre forme inanimée soient tristes, nostalgiques, amoureux, libres, — bref, affectifs — c’est-à-dire « expriment » les qualités de ce qui ne peut qu’être vécu par un sujet animé ? De nombreux scientifiques et phénoménologues se sont penchés sur cette sempiternelle énigme, dont parmi eux Robert Vischer et Theodor Lipps.[9] Pour tenter d’expliquer ce fait, il faut comprendre comment nous pouvons entrer en « résonance » avec les objets au préalable. Vischer propose à cette fin le « critère de ressemblance », inspiré de la physiologie de Fechner et Wundt, c'est-à-dire l’adéquation d’un objet avec la structure intime de nos organes perceptifs (thème que nos avions abordé plus haut chez Hume). Wundt écrit par exemple, dans ses Éléments de psychologie physiologique (1874) :

« Le motif intime du plaisir consiste toujours dans la facilité, avec laquelle l’objet de notre perception s’adapte aux formes préparées de l’intuition du temps et de l’espace »

Nous retrouvons là en germe l’idée « contemporaine » de la fluence mise en exergue par Schaeffer. Il faut cependant noter que les emplois de ce concept pour éclaircir l’expérience de la beauté sont plus anciens encore : à ma connaissance, la plus ancienne occurrence de celle-ci daterait de l’Essai sur le Goût (1759) d’Alexander Gerard, contemporain de Hume et professeur de philosophie et de théologie à Aberdeen. Il y lie déjà explicitement le plaisir pris à la régularité à la facilité des « transitions de l’imagination » que son spectacle produit en nous.[10] Ce serait également le premier à employer l’expression de « processus mentaux » d’après Laurent Jaffro. Cependant, si la vue de Wundt explique bien le plaisir ressenti comme l’effet d’un « bon emboîtement », elle n’explique en revanche pas le moins du monde notre projection affective dans les objets, plaisir n’étant pas émotion, tout au plus une de ses composantes. C’est ici qu’intervient un motif classique de la phénoménologie. Une perception n’est jamais purement passive, elle est toujours un mouvement actif tendu vers les objets qu’elle vise à saisir. Ainsi, selon Theodor Lipps, percevoir une forme, c’est littéralement l’esquisser en soi-même.[11] Et au moment même où nous en faisons l’esquisse, nous sentons le mouvement physiologique que nous déployons à cette fin, et nous l’identifions naturellement comme issu du mouvement propre, cette fois-ci tendu vers nous de l’objet à esquisser. Cela expliquerait le fait que, si lors de notre auto-activité des émotions sont entraînées, c’est dans l’objet même que nous les percevrons. Cependant, si au cours de l'esquisse ce mouvement interne est contrarié, conflictuel, (dans les cas de « disfluence » par exemple), nous éprouverons un sentiment de malaise vis-à-vis de l’objet même, et nous y verrons une laideur. A l’inverse, s'il est aisé voire facilité, nous éprouverons un sentiment de vie redoublée, de légèreté, nous projetterons cette liberté ressentie dans les apparences et nous l’appellerons beauté. C’est finalement à une conclusion semblable qu’arrivera George Santayana, ainsi que témoigne sa célèbre phrase : « Beauty is pleasure objectified », parfait analogue de la conception lippsienne de l’empathie comme « jouissance objectivée de soi ». C'est du moins ainsi que je perçois le lien entre empathie, beauté, et liberté.

Frictions des deux pôles

Mais n’y a-t-il rien d’étonnant entre ces deux pôles ? Alors que la divergence caractérisait le « pôle non-optimisation », il semblerait, au contraire, que ce soit la convergence qui importe du côté du « pôle liberté » ! La fluence est forte lorsque l’on « saute rapidement aux conclusion » : perceptivement, une forme contrastée sera vite identifiée ; conceptuellement, un « prototype » (c’est-à-dire, un cliché) sera valorisé. Elle récompense la rapidité, alors que la première caractéristique de l’expérience esthétique est la lenteur. Et bien que les canons deviennent clichés, un cliché en lui-même est souvent esthétiquement désastreux !

« Si cette analyse est correcte, la dimension hédonique de l’expérience esthétique est à chaque instant la résultante de deux poussées contraires, l’une convergente, l’autre divergente. »[12]

De plus, en considérant les chefs d’œuvres qui nous captivent, il paraît évident que la fluence ne peut à elle seule être le tout du plaisir esthétique, puisque l’ennui guette aussitôt qu'une chose nous semble trop facile. C’est son facteur limitant. Si nous comprenons bien comment des sons harmoniques en rapports simples sont facilement traités par l’appareil auditif et nous apparaissent en cela consonants, cela ne veut absolument pas dire qu’une musique complexe soit elle-même fluente, bien au contraire. Que l’on songe aux heures passées par des générations d’apprentis pianistes à s’épuiser à comprendre les fugues savamment intriquées du Clavier Bien Tempéré ! Une musique qui ne serait que succession d’accords consonants sonnerait bien vite comme un exercice de classe d’harmonie à nos oreilles lassées. La solution de Jean-Marie Schaeffer à ce problème est d’employer comme remède la curiosité, ce désir autotélique de connaître une chose pour elle-même. Elle aussi consiste en partie en une réponse involontaire conditionnée par des propriétés objectales, qui semblent être le reflet (l’image inversée) de celles qui sont pertinentes pour la fluence. En effet, le « signal de curiosité » est pour sa part élevé en réponse à la complexité, la nouveauté, l’incertitude d’anticipation, la violation des attentes, la possession de l’information par quelqu’un, etc. Lorsque la fluence baisse, la curiosité augmente, et vice-versa.

Au vu de ce que nous avons restitué ici, cet effet de symétrie axiale entre la fluence et la curiosité nous ravit forcément ! Mais nous avouons avoir peine à nous empêcher de considérer ce plaisir avec quelque suspicion, à la façon d’une pièce d’orfèvrerie aux reflets aveuglants dont nous douterions de la réelle composition. Si les deux variables contrôlant le plaisir sont réellement la fluence et la curiosité, ne sommes-nous pas ici reconduits à l’idée sempiternelle de beauté comme « uniformité dans la variété », unité des opposés dont on a parlé durant tout le XVIIIe siècle — au moins depuis Francis Hutcheson  — en des termes quasiment identiques ? Alexander Gerard pouvait par exemple écrire, après avoir rendu compte à sa manière de l'uniformité par la fluence que « La variété fait plaisir dans une certaine mesure au sens de la nouveauté ». C’est pourquoi une discussion historique de cette idée et des critiques dont elle a pu faire l’objet au cours des siècles aurait d’autant plus été la bienvenue, et ce afin de soulever ce qu’elle pourrait éventuellement ne pas capturer. Un contre-exemple sans doute trop facile nous vient à l’esprit, mais nous avons du mal à imaginer comment l’expérience de la contemplation de la lune par un vieillard puisse encore être esthétique en ces termes. Celle-ci lui ayant présenté la même face toute sa vie (les mêmes aspérités et cratères) et bénéficiant d’un traitement fluent de par sa rondeur, comment la simple curiosité telle qu’elle est définie ici pourrait-elle être le facteur compensant de la fluence, et fournir ainsi l’input de plaisir nécessaire à l’alimentation du processus attentionnel décrit ? N’y a-t-il pas en effet de fortes chances pour que l’image de l’astre de la nuit qui s’imprime sur sa rétine ait été, depuis toutes ces années, vidée de toute information nouvelle ? L’entrée en régime esthétique semblerait dans ce cas a minima plus difficile. De manière générale, si l’on dit des chefs d’œuvres de beauté qu’ils sont « inépuisables », comment allier cela à la théorie de l’information ? Enfin, bien qu’il s’agisse d’un point de détail, un étrange écho dans les définitions pourrait rendre l’analyse circulaire : la curiosité, censée être une cause du plaisir, est aussi définie par J.M. Schaeffer de manière identique à ce dernier, comme un « biais en vue de la continuation d’une action ».[13]

Une autre remarque nous taraude également, puisque quelque chose au contact de ces deux pôles ne semble pas coller cette fois : il s’agit du statut de la rime. L’opinion commune[14] proclame qu’une des raisons principales de l’apparition de textes versifiés serait qu’ils faciliteraient la mémorisation de longues œuvres et ainsi leur transmission dans les cultures orales. Mnémosyne n’est-elle pas mère des muses ? Mais un des travaux convoqués pour étayer la thèse « anti-optimisation », celui de Reuven Tsur, présente des résultats pointant vers l’opinion contraire et contre-intuitive, puisque d’après lui, celle-ci n’aiderait ni la compréhension, ni la mémoire. C’est pourquoi Schaeffer souligne que :

« Dès lors que la production ou la réception d’un discours dotent la matérialité sonore ou graphique d’une prégnance attentionnelle propre, irréductible à sa fonction de simple support pour un signifiant, elles vont à l’encontre de certaines règles de la communication pragmatique fondamentale. »

Il en résulterait un conflit attentionnel aux conséquences mnésiques néfastes. Pourtant, au niveau de ce que j’ai appelé le pôle « liberté », il est clair que les facteurs de fluence perceptive comme la répétition, le contraste, le rythme ou la symétrie valorisent parfaitement la rime, qui bénéficierait là d’un traitement moins entravé et par conséquent, plaisant. Le plaisir jouant à son tour un rôle d’ancrage mnésique, nous retrouverions l’opinion commune. Cette apparente contradiction n’est pas explicitée dans l’ouvrage. Il serait intéressant de connaître les rimes que R. Tsur a tenté de faire retenir aux sujets de son étude, puisqu’il serait bien tout à fait plausible que l’on se souvienne moins des « mauvaises rimes », celles qui justement ne donnent lieu à aucune expérience esthétique, ou que d’autres facteurs que celles-ci obfusqueraient l’information.

Concluons sur une note légère, en discutant des implications des thèses de J.M. Schaeffer sur le sujet houleux de « l’art contemporain » : bien que niant que l’expérience esthétique ait quoique ce soit à voir avec une quelconque « intention » de l’artiste, ou autre « contexte » dont la connaissance en serait directement la source, sa position est partiellement utilisée comme défense de ce dernier, lorsqu’il énonce par exemple :

« Il me semble que certaines positions véhémentes dirigées contre [celui-ci] trouvent leur source dans une philosophie hédoniste simpliste qui nie l’existence de plaisirs difficiles ».

Immédiatement, on ne peut s’empêcher de songer avec malice au polémique Tree (2014) de Paul McCarty, que nous pouvons dorénavant interpréter sous un jour nouveau, celui d’une sorte d’exemplification goodmanienne d’un tel « plaisir difficile ». Pareillement, une conséquence assez contre-intuitive de l’ouvrage est que les expériences esthétiques les plus « complexes » seraient celles qui donneraient lieu au moins de plaisir vécu ! En effet, l’expérience esthétique travaillant aux limites des ressources de l’attention, et toute expérience consciente (de plaisir ou d’émotion, ici) exigeant une allocation importante de ces ressources, nous en concluons qu’en quelque sorte : plus c’est bon, moins c’est bon. Le lecteur nous excusera cette malice supplémentaire, mais nous ne parvenons non plus à refréner notre imagination de se figurer un étudiant des Beaux-Arts dont les productions laisseraient parfaitement de marbre les visiteurs de l’exposition de fin d’année scolaire, et qui justifierait cette apparente déconvenue, ivre de fierté, par la « complexité » de son chef d’œuvre !

Conclusion

Les derniers chapitres, assez spéculatifs, tentent de rendre la théorie établie opératoire pour analyser des pratiques artistiques raffinées existant dans divers horizons culturels, et nous avouons avoir eu parfois quelques difficultés à les suivre. Mais concluons pour notre part sur des considérations pragmatiques. Quels enseignements pouvons-nous extraire à propos de nos pratiques modernes d’esthètes ? Il nous semble premièrement important d’éviter d’en profiter pour réquisitionner un « but » pour l’expérience esthétique, comme simple « exercice de l’attention » par exemple, qui en exclurait d'emblée toute portée existentielle. Cela servirait d’alibi aux managers de tous bords soucieux de mettre à profit chaque instant de vie de leurs sujets, afin de préconiser, comme ils ont jadis vanté « l’empathie », d’ajouter de « l’expérience esthétique » à la daily routine du bon employé toujours soucieux de devenir une meilleure version de lui-même. Amazon ayant bien inventé les « cabines de méditation »[15] dans ses entrepôts, pourquoi ne pas être jusqu’au-boutiste dans le vice et doter chaque salle de repos d’un musée privé pour la pause-café ? Cette pente glissante est parfois frôlée, lorsque J.M. Schaeffer explique par exemple que la « densification attentionnelle est non seulement une caractéristique de l’expérience esthétique, mais peut-être aussi un de ses enjeux ». Par ailleurs, bien que l’auteur remarque au début de l’ouvrage que de nos jours, le récepteur contemporain ait à charge sa propre éducation esthétique bien davantage qu’il y a seulement quelques décennies[16], la tendance assez répandue dans notre vie numérique à s’abonner sur les réseaux sociaux à des comptes d’adonnant à la curation de « fils artistiques » noyés dans une marée informe-ationnelle nous est par là apparue encore plus absurde que nous ne le soupçonnions déjà. Dans ces media, tels Twitter ou Instagram, où même le bon grain devient ivraie tant la pression à la contraction du contenu et au scrolling y est intense, il nous semble que loin de promouvoir une quelconque « démocratisation de l’art » idéalisée, leur dévalorisation subreptice serait plutôt à l'oeuvre. Le design même de ces plateformes et les intérêts qui les portent semblent être un frein indépassable au déploiement des processus nécessaires à sa juste appréciation. Injecter des œuvres d’art dans ces flux torrentiels pour tenter de s’y accrocher comme à autant de planches de salut serait ainsi tout aussi naïf que d’introduire le plus attendrissant des lapins dans une cage à loups en imaginant par-là guérir ces derniers de leur agressivité. De nouveaux outils pour faciliter la prise en charge de notre éducation esthétique-artistique sont à cette fin à inventer et à promouvoir, bien que nous restions aujourd'hui sceptiques sur le fait qu’ils puissent prendre la forme d’une énième plate-forme numérique. Pour conclure, nous ne pouvons que conseiller la lecture de cet ouvrage riche et synthétique, qui nous laissera enthousiasmés à l’idée de suivre l’avancée des diverses recherches entreprises sur cette voie empirique que Jean-Marie Schaeffer nous a défrichée.

Simon Talaga, le 28 septembre 2021.


  1. Laurent Jaffro (2019), La Couleur du Goût, psychologue et esthétique au siècle de Hume, p.17 ↩︎

  2. Ce dernier comporte (parmi ce qui m’aura personnellement marqué) une typologie des imaginations ; une « dissection » des émotions où l’on apprendra par exemple que la valence hédonique n’en constitue qu’une simple partie (aux côtés de leur quiddita, c’est-à-dire leur contenu vécu propre et de leur activation physiologique, leurs effets sur notre corps) et qu’en conséquence plaisir et déplaisir ne comptent pas comme des émotions stricto sensu ; ou encore une distinction théorique anti-béhavioriste (et anti-spinoziste) entre le plaisir et la motivation, soutenue biologiquement par l’existence de deux neurotransmetteurs différents pour l’un et l’autre (opioïdes et dopamine). ↩︎

  3. Jean-Marie Schaeffer (2015), L’Expérience esthétique, p.250 ↩︎

  4. Censé montrer que les objets ordinaires peuvent tout autant « fonctionner de manière esthétique » que ceux institutionnellement reconnus comme des œuvres d’art, à l’instar de la Fontaine de Marcel Duchamp. ↩︎

  5. Bruce Bégout (2020), Le Concept d'Ambiance, p.262 ↩︎

  6. Jean-Marie Schaeffer (2015), L’Expérience esthétique, pp.100–112 ↩︎

  7. Une autre dénomination plus technique et répandue existe sans doute, mais j’en suis actuellement ignorant. ↩︎

  8. Ce type de rapprochement correspond exactement à ce qui vient d’être appelé redondance trans-catégorielle. ↩︎

  9. Maurice Elie (2012), De l’Einfühlung à l’empathie, Temporel n°14. Disponible ici [Consulté le 25/09/2021] ↩︎

  10. Laurent Jaffro (2019) La Couleur du Goût, p.191 ↩︎

  11. Raphaëlle Cazal (2013), L’émotion chez les théoriciens de l’Einfühlung, Disponible ici [Consulté le 25/09/2021] ↩︎

  12. Jean-Marie Schaeffer (2015), L’Expérience esthétique, p.246 ↩︎

  13. Jean-Marie Schaeffer (2015), L’Expérience esthétique, p.197 (plaisir) & p.243 (curiosité). ↩︎

  14. La dernière instance de celle-ci que j’ai rencontrée provient de Robert DiYanni, professeur à l’université de New York, à propos d’un passage célèbre de Walden d’Henry David Thoreau : “[…] Now that’s a provocative idea about individualism, couched in a pair of elegantly crafted sentences; they march to their own stately rhythm, and their beauty makes Thoreau’s idea memorable.” Disponible ici [Consulté le 01/10/2021] ↩︎

  15. https://courrierinternational.com/revue-de-presse/travail-des-cabines-zen-dans-les-entrepots-amazon-meme-les-dystopies-navaient-pas [Consulté le 28/09/2021] ↩︎

  16. Jean-Marie Schaeffer (2015), L’Expérience esthétique, p.28 ↩︎



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