Art génératif et émotions esthétiques
Ces derniers temps, il semblerait que les œuvres d’art fabriquées aux moyens exclusifs de l’ordinateur et de l’intelligence artificielle soient l’une des grandes tendances du monde de l’art.
We are all familiar with pictures that interest us and excite our admiration but do not move us as works of art. (Clive Bell, Art)
Ces derniers temps, il semblerait que les œuvres d’art fabriquées aux moyens exclusifs de l’ordinateur et de l’intelligence artificielle soient l’une des grandes tendances du monde de l’art. On ne compte plus les expositions, fleurissant en tout lieu, où ce type de production tient la vedette. Les plus prestigieuses salles de l’art moderne, tour à tour, se doivent d’organiser la leur. A Londres, le musée Barbican a accueilli AI: More than Human en 2019. A Paris, Artistes & Robots eût un succès retentissant au Grand Palais au cours du printemps 2018, et chaque année, depuis 2017, le Centre Pompidou organise une exposition temporaire liant l’art et les nouvelles technologies, dont deux sur le thème exclusif de « l’art informatique » : Coder le monde en 2018 et Neurones, les intelligences simulées entre février et avril 2020. Ayant eu moi-même l'occasion de visiter de nombreuses expositions similaires, et ayant étudié des matières apparentées à l’université, il est indéniable que j’aie jugé intéressantes la plupart des œuvres que j'y ai rencontrées. Parmi toutes ces productions aux formes complexes et intriquées qui me sont devenues familières, beaucoup, comme Ectogenesis de Tyler Hobbs, m’ont rappelé de loin certains tableaux de Kandinsky. D’autres, comme la série The Wanderer de Ben Kovach semblaient s’apparenter à de célèbres toiles de l’expressionisme abstrait.
D’autres encore, à l’instar de la Earthtone Series d’Erik Demaine, possédaient un saisissant air de famille avec une esthétique japonaise. On pourrait même se demander s’il ne serait pas possible qu’un observateur biaisé ne soupçonne, à la vue, par exemple, de la douce régularité rythmée des vanneries en bambou laqué de Morigami Jin, qu’un ordinateur ait joué un rôle crucial dans leur processus de création. Néanmoins, en dépit de cette ressemblance plus ou moins superficielle, chaque fois que je me mettais en position d’évaluer esthétiquement les œuvres auxquelles je faisais face, je n’ai jamais pu m’empêcher, sans exception, d'éprouver le même sentiment. En contemplant les formes géométriques kaléidoscopiques, semblant se modifier d’elles-mêmes ad libitum, en suivant le guidage secret d'un algorithme sophistiqué, j’étais sans cesse admiratif, mais jamais en admiration. Une amertume rémanente, la sensation indélébile qu'il y a « quelque chose de manquant » teintait chacun de mes jugements, alors qu’elle ne me surprend ni lorsque mes yeux se reposent sur les paniers délicats de Morigami Jin, ni lorsque je contemple le Bleu de Ciel de Kandinsky. Cela m’étonne beaucoup. S’il existait réellement un air de famille entre les travaux que j’ai mentionné, pourquoi une distinction aussi rigide et franche se donnerait-elle dans mon expérience d’appréciation ? Cet article prend comme point de départ, je le reconnais, cette impression toute personnelle que je compte discuter philosophiquement, avec l'idée de tenter une esquisse d’explication.
Pour ce faire, après avoir exposé quelques éléments de contexte historique pour situer convenablement cette discussion, j’examinerai quelques arguments classiques soutenus pour défendre cette pratique comme étant « réellement » de l’« art ». Le caractère éminemment polémique de cette dernière affirmation nécessite immédiatement un effort de définition. De quel droit, en effet, pourrai-je inférer qu'une chose ne compterait pas comme de l’art du simple fait que cette dernière me laisse froid ? Il se pourrait que j’y sois simplement insensible, ou que l’Art, rétorqueraient certains, n’ait que faire de mes états d'âme fluctuants. Cette dernière réplique me semble néanmoins tant absurde que j’entendrai ici ce concept comme l’activité pratique ou contemplative possédant en puissance la capacité à susciter des émotions esthétiques chez un observateur. Pour esquiver un éventuel reproche de circularité, dont on m’accuserait si l'on pensait que je définis ici généralement l’art comme « ce qui est susceptible de déclencher la réponse émotionnelle que l’on ressent face aux œuvres d’art », j’entendrai le domaine d'extension de ces dernières de façon précise, en suivant deux traditions philosophiques historiquement considérées comme adverses. Il s’agira soit d’une conséquence de la mise au jour d’émotions latentes et nébuleuses, en suivant, dans les pas de Robin George Collingwood, la tradition expressiviste, soit d'une réponse particulière à la « forme pure », dans le sillage de la tradition formaliste d’Emmanuel Kant et Friedrich von Schiller. Le souci de ces derniers sera la beauté, ce noble mot que l'on regarde aujourd'hui avec tant de suspicion. La thèse à laquelle j’arriverai au fil de mes développements sera assez radicale. Aucune de ces productions ne semble autoriser le surgissement d’émotions esthétiques quelles qu’elles soient aux sens que nous aurons identifié. Il semblera ainsi que ce jugement négatif, que nous sommes loin d'être les seuls à porter, soit bel et bien justifié. De plus, je montrerai comment, de façon surprenante, ce sujet précis expose un point de convergence entre ces deux traditions. Chemin faisant, je discuterai plus librement des raisons pour lesquelles il me semble que ces œuvres portent en elles, peut-être même essentiellement, le désir secret d’un dévoilement des « règles de l’art » au sens où l’on entend par exemple les « règles de la beauté », ce qui relativisera leur prétention à la nouveauté en nous autorisant à les considérer comme les derniers avatars d’une longue lignée de précédentes tentatives. La section qui va suivre immédiatement vise à introduire ces œuvres au néophyte et à éviter quelques confusions, mais un lecteur familier, qui risque de la trouver bien redondante, pourra l'éviter sans encombres.
Qu'est-ce que l'art génératif ?
Avant toute chose, il faut être bien clair à propos du genre d’artefacts que je vise ici, puisque nombre de choses distinctes sont confondues dans la littérature et l’opinion commune sous une même dénomination. Je ne parlerai pas ici du computer art en général, qui inclurait toute œuvre ayant nécessité un appareil numérique à un instant quelconque de sa création. Par exemple, mon propos ne concerne pas la musique composée ou éditée avec des logiciels comme Ableton Live, où une partie d’un enregistrement aurait été filtrée pour ajouter une réverbération spectaculaire impossible à obtenir en conditions réelles sans son ressort. Il ne sera pas question non plus des illustrations dessinées et colorisées à la tablette graphique sur Adobe Photoshop. Je parlerai plutôt des images ou séquences de sons générées entièrement algorithmiquement. D’aucuns objecteraient que cette distinction ne semble pas vraiment claire à première vue. En effet, dans les deux cas, des algorithmes — séquences de règles formelles qui, à partir de données en entrée (input) donnée, produit des données en sortie (output) de façon déterministe — sont impliqués. Mathématiquement parlant, un algorithme est réductible à une fonction récursive grandement composée. Dans le cas de l’illustration peinte à la tablette graphique aux moyens du logiciel de dessin, le geste de l’artiste est d'abord numérisé (généralement, un phénomène subit une quantification à travers un capteur-senseur) ce qui crée une donnée en entrée, allant nourrir un algorithme qui produira en retour une sortie, consistant ici en une modification de l’éclairage des minuscules LEDs composant les pixels qui, eux-mêmes, composent son écran. Cependant, dans ce cas, le processus créatif ne s’arrête pas de lui-même. Il se termine lorsque l’artiste, après avoir fait usage de son flair[1], émet un jugement esthétique qui le résout à stopper les modifications, les ratures, les recommencements incessants, bref, la bataille avec sa propre création pour la faire persister en la sauvegardant, l’imprimant, etc. En somme, il cesse de produire de nouvelles données (ce qu’il peut faire indéfiniment) et considère le produit de ses efforts comme un travail fini résultant de ses propres choix.
Les œuvres en jeu ici sont produites lorsqu’un algorithme se termine par lui-même. Elles sont ce qui résulte à l'issue de sa routine, une fois que la totalité des données en entrée ont été traitées. Ces dernières ne doivent pas avoir été générées lors d’une interaction avec un agent humain au sein d’une boucle rétroactive (feedback loop). Elles peuvent néanmoins provenir de nombreuses sources. Elles peuvent être obtenues par l’échantillonnage d’une fonction mathématique, comme c’est le cas par exemple des nombres pseudo-aléatoires, ou elles peuvent provenir d’un fichier externe, comme la photographie d’un chat. Bien qu’il ne soit pas question d’un inventaire de techniques ici, j’inclus également les œuvres créées via des algorithmes d'apprentissage automatique, comme les réseaux de neurones artificiels. Les œuvres de Mario Klingemann ou de Robbie Barrat seront pour ce cas canoniques. Elles fonctionnent en effet selon le même principe, relevé cependant d’un degré : un algorithme, nourri d’une masse importante de données en entrée (e.g. les partitions musicales de tous les chorals de Bach) pour apprendre un algorithme (e.g. qui crée de la musique « dans le style de Bach »). Cette distinction a, certes, quelques cas intermédiaires. Ces derniers sont regroupés sous le label de l’art interactif. Dans ce dernier, bien qu’une boucle rétroactive existe entre un spectateur-utilisateur et une installation évoluant en réponse à ses actions, les interactions sont intermittentes et limitées, et chaque état de l’installation est considéré comme une partie de l’œuvre totale, à tout instant donné. De plus, l’utilisateur possède un contrôle limité à quelques paramètres précis : la température de son corps, mesurée par un capteur infrarouge pourrait par exemple influencer la couleur d’arrière-plan d’une vidéo. Le nombre de paramètres que l’utilisateur contrôle, ce degré de liberté, je propose ici de l’appeler l’expressivité du medium. Je considérerai dans cet article uniquement les œuvres produites par un dispositif à un degré de liberté zéro, et je compterai comme tel toute œuvre où le contrôle d'un agent humain (dans un medium a expressivité non nulle) aura été remplacé par un programme : dans ce cas là, le processus dans son ensemble pourrait en effet être factorisé en un seul algorithme. Ce dernier cas inclut ce qui est appelé l’AI art.
Aux origines de l'art génératif
Dans son article The Soulless Usurper. Reception and Criticism of Early Computer Art, Grant D. Taylor offre un résumé éloquent des origines du computer art, terme qu’il utilise, pour sa part, de façon interchangeable avec generative art, en dépit de la distinction que nous venons de souligner.[2] Mais c’est bien à de l’art génératif, et pas aux films animés de Pixar, auxquels les premiers critiques seront confrontés lorsque l’on associa pour la première fois les idées d’art et d’ordinateur au début des années 1950. C’est également ce qui est aujourd’hui promu par les galeries d’art. Si un bel objet, comme l'écrivait Kant, est bel et bien un objet vis à vis duquel nous devrions unanimement accorder notre appréciation positive en raison d’une espèce de sens commun[3] — ou du moins sentir que tout un chacun devrait acquiescer notre sentiment qu'il est « beau » —, le moins que l’on puisse dire est que l’art génératif est l'une des rares formes d’art que l’on a unanimement jugé laide. Depuis ses premiers instants, il dû essuyer des mots vitrioliques. Le langage fleuri de la critique d’alors le qualifia de « péniblement répétitif »[4] (tediously repetitious) sans inspiration ni intention sérieuse, « froid et sans âme » (cold and soulless), présentant presque autant d’attrait esthétique que les motifs que formaient les poinçons des cartes perforées d’IBM.[5] L’auteur tente d’expliquer la sévérité unanime de la critique en ces termes :
L’animosité marquée entre l’artiste et le scientifique, présentée comme une division culturelle profonde – a donné forme (informed) à une grande part de la réception initiale du computer art, mais une réponse plus profonde et universelle envers l’ordinateur lui-même en tant que machine non-familière a donné à la critique toute sa vigueur. (sustained)
Selon lui, la cause est à deux faces. D’une part, ce fut la nouveauté radicale de l’ordinateur, accompagné de l’imaginaire d’une machine intimidante remplissant des salles entières, conséquence de l’incompréhension totale de celui-ci par le public qui a, nous pourrions dire, « parasité » la réception de l’art génératif, contribué à obfusquer sa valeur artistique et à jeter le discrédit sur ses auteurs. Cependant, si cette analyse était vraie, plus d’un demi-siècle plus tard, alors que les ordinateurs, les smartphones, sont devenus pervasifs, nous serions face à un phénomène étrange. Pourquoi ce sentiment latent existe-t-il encore, secrètement partagé par le grand nombre[6] , y compris par les personnes familières aux ordinateurs ? D’autre part, il est soutenu que ces réactions étaient une conséquence de l’abîme monumental qui séparait la culture humaniste de la culture scientifique à l’époque, mis en évidence par le chimiste et romancier britannique Charles Percy Snow dans son ouvrage The Two Cultures, écart qui est, il faut bien le reconnaître, moins large de nos jours grâce en partie aux politiques éducatives menées depuis. Ces deux communautés s’enorgueillirent de leurs propres pratiques et références idiosyncratiques, si différentes qu’elles peinaient à se comprendre et n’acceptaient guère que l’autre camp empiète, ou réclame quelque légitimité, sur des sujets appartenant à ce qu’elles identifiaient comme leur chasse gardée.[7] En somme, les deux raisons identifiées ici sont historiques, et peuvent être ramenées à des préjugés contingents. Après avoir exposé ses considérations, il conclut solennellement que :
Le rejet du computer art pour des raisons esthétiques était plus une réponse émotive qu’une réponse critique.
La tonalité que l'on retrouve dans cette lecture est représentative de toutes les analyses que j’ai pu trouver à ce sujet, et appartient au storytelling même qui imprègne les cénacles d’artistes génératifs (dont parmi eux, les fameux AI artists). A celles-ci, je répondrai que même si ces contingences existent bel et bien, il est tout à fait possible d’offrir une critique rationnelle et substantielle de l’art génératif sur le terrain esthétique. Une telle critique, de façon assez surprenante, n’a pas été encore tentée en l’état actuel de mes connaissances.[8] Selon moi, la lecture de Taylor prend pour la cause première de la réaction ce qui n’en est en réalité que le catalyseur. Comme je l’ai suggéré, cette animosité jaillit d’une source plus profonde encore que je tâcherai de révéler dans les développements suivants. J’espère donner enfin quelques éléments de réponse tangibles à des questions qui, bien qu’initialement rejetées d’un revers de main comme « stupides » ou « ignorantes » par ses premiers adeptes (Nake, 1971) sont aujourd’hui soulevées explicitement, et non sans inquiétude existentielle, dans les cercles d’artistes génératifs. L’intelligence artificielle peut-elle créer des formes authentiquement belles ? Peut-elle apprendre ce qui nous émeut esthétiquement ?[9] Depuis l’aube de ces débats, les critiques comme les artistes semblent se plaindre à l’unisson du caractère « hautement répétitif » sécrété par l’ambiance qui règne au sein de cette niche. Que ce soit à cause de la morne redondance des œuvres elles-mêmes pour les premiers (Mueller, 1972), ou de la réaction épidermique et stéréotypée qu'elles suscitent pour les derniers (Nake, 1971), d’aucuns oseraient dire que ce soit à cause de la nature même de ce qui est en question : il faut ici se souvenir qu'il n'est pas hasardeux que l’exécution d’un algorithme soit appelée une routine ! J’espère que cet article pourra fournir enfin la condition de sortie qui brisera cette boucle infinie.
Code is not Poetry
Nous entendons à tout bout de champ que l’art génératif est une « nouvelle forme d’expression »[10] , voire qu'il permettrait de « s’exprimer aux moyens du code informatique ». Sans précisions supplémentaires, nous entendons cette dernière affirmation vibrer de cette résonance étrangement séduisante que prennent toujours les phrases qui associent deux domaines sémantiquement éloignés pour nous, surtout lorsque l'amalgame formé est franchement creux. Que voulons nous dire lorsque nous disons que nous nous « exprimons » ? Les expressivistes, et leur fer de lance Robin George Collingwood, proclament en effet que l’art en son essence (ce qu’il nomme art proper, et que je traduirai ici par « l’art authentique ») consiste en l’expression d’états d’âmes (states of mind) et parmi eux d’émotions, par un « artiste », une personne naturellement douée pour une telle affaire qui ne va pas de soi. On peut dire qu’un artiste s’est exprimé avec succès lorsqu’ayant commencé son entreprise avec un sentiment nébuleux, non-qualifié, projetant dans son esprit l’ombre d’une espèce d’oppression sous-jacente (« Je ressens mais… Je ne sais pas ce que je ressens ! »), il réussit enfin, après l’avoir exploré imaginativement, à rendre son sentiment clair et distinct. Une fois atteinte, cette clarté s’accompagne toujours d’un sentiment de soulagement particulier venant colorer la levée de l’oppression, et c’est précisément cela, d’après Collingwood, que nous nommons émotion esthétique. Quand nous disons d'une chose qu'elle est « belle » dans notre emploi quotidien du langage, ce que nous voulons réellement dire, c'est que cette chose nous aide à percevoir plus adéquatement une part de notre esprit qui était jusqu’alors mi-consciente, mi-inconsciente. L’émotion esthétique a ici une véritable portée épistémique. Au final, cette expression peut nous laisser tristes ou furieux, qu'importe : la coloration plaisante avec laquelle la disparition de notre trouble préalable teinte notre âme adoucit l’état d’âme exprimé, et, d’une certaine manière, nous réconforte. Collingwood se sert de la spécificité de ce processus d’expression pour distinguer d’une ligne nette deux gestes créatifs : l’art authentique (art proper) et l’artisanat (crafting), entièrement coextensif avec ce que nous appelons couramment de nos jours le design. L’artisanat est une activité, un processus dirigé, cherchant pour fin un effet déterminé, et employant des moyens précis et si possible éprouvés pour l’atteindre. Il prend, pour illustrer son point, l'exemple de la fabrication d’une table par un menuisier : en utilisant un type de bois défini, des mesures précises comme la relation fixée d’avance entre les pieds et le plateau de celle-ci, le menuisier peut créer un nombre indéfini de tables de ce type, ayant toutes en partage les propriétés précises qu’il a voulu qu’elles instancient. De manière homologue, un compositeur de musiques de film travaillant sur une partition destinée à être jouée juste avant une scène terrifiante, voulant immerger les spectateurs dans l'atmosphère étouffante d’une attente inquiète, devra employer des moyens précis pour tenter de secréter au mieux cette ambiance, en utilisant par exemple des intervalles très instables, des demi-tons répétés, et autres crescendos venant redoubler la montée de la tension. Son but est d’exciter un type d’émotion. A l’inverse, l’art authentique, bien qu’également un processus dirigé, n’est pas télique selon le même mode : son but est nécessairement indéfini. L’artiste se laissant aller à l’exploration de ses émotions inconnues n’est pas en mesure d’utiliser des moyens précis ou quelques autres méthodes, puisqu’il ne peut guère savoir lesquels sélectionner !
(L’artiste) ne veut pas d’une chose de tel type, il veut telle chose. (Collingwood, 1938)
Bien qu’il faille concéder que les objets que nous qualifions d’œuvres d’art sont rarement de purs objets d’art authentique au sens de Collingwood — il est bien connu des musicologues que les compositeurs de cour, comme Joseph Haydn, usaient de leurs astuces secrètes pour combler les parties manquantes de leurs commandes en retard — beaucoup d’éléments relatifs à notre problème sont ici à discuter.
Premièrement, les vues de Collingwood impliquent, en mettant l’accent sur cette dernière citation, que l’objet de l’art authentique est l’individuation, ce qui est à la fois le cas du processus (mieux se connaître soi-même) comme du produit (les œuvres d’art sont irréductiblement uniques, elles sont « telle chose »). Ce point précis a également été souligné par Eduard Hanslick[11] (parmi de nombreux autres auteurs) et est explicitement revendiqué par les hérauts de l’art génératif en faveur de leur activité favorite. « ce qui est nouveau avec notre forme artistique » clament-ils, « c’est que nous pouvons générer un nombre infini d’œuvres uniques avec le même programme ». Il y a cependant un problème ici : une pièce d’art génératif n’est jamais « telle chose », mais toujours une chose de « tel type ». De manière analogue avec le menuisier de Collingwood, dont la table concrète (faite avec le bois de ce sapin) est une instanciation de relations abstraites pré-existantes (la table doit être faite avec du sapin), une œuvre générative est l’instanciation de paramètres variables (la « matière ») en entrée d’une fonction (le « plan »). Par conséquent, les différences entre les images ou séquences sonores en sortie du même programme informatique sont de la forme suivante : toutes satisfont la même équation (peu importe la complexité de celle-ci), tandis que les valeurs concrètes que prennent les paramètres, les x, changent. Il s’agit là d’une « variation sur la même équation » et chaque sortie correspond en logique à ce que l’on appelle un monde possible pour cette relation. Considérer ces variations sur le modèle des « variations sur un même thème », principalement populaire en musique, comme le fait, parmi d’autres, Hommage à Dürer, 225 variations aléatoires, direction chaos de Vera Molnar est donc un rapprochement abusif. Dans cette forme artistique, un thème est une séquence de notes servant d’impulsion et de structure pour qu’un développement musical s'y déploie, à la manière d’une arabesque en croissance sur une grille. Contrairement au programme informatique, ils ne possèdent rien en eux qui permettrait de déduire (en droit, certes, puisqu’en fait ce serait pour le moins ambitieux) une variation. Autrement, bien que de tels êtres aient existé, l’Histoire aurait fait de chaque logicien ou mathématicien de renom un maître de musique de surcroît. Maintenant qu’il est établi que le comportement de l’ordinateur équivaut à celui de l’artisan, et que son output est toujours un produit artisanal au sens établi ici, est-il tout de même possible que la personne échafaudant l’algorithme soit elle-même un artiste authentique ? Après tout, il n’existe pas de plans à suivre pour esquisser d'autres plans. Bien que cette remarque soit correcte, le processus créatif de l’artiste génératif que nous diviserons en trois temps : (1) exécution du code et considération de variations possibles, (2) sélection des sorties les plus plaisantes (3) modification du programme selon ces dernières, ne peut pas être considéré comme de l’expression au sens de Collingwood.[12] En effet, au moment de sélectionner une sortie, cet artiste l'interprète. Il aura beau y projeter de nombreuses choses, par exemple : « cette forme fragmentée pourrait représenter la dispersion de mon propre esprit », proposer une telle interprétation requièrera toujours la conscience de ses états mentaux au préalable. Ce primat de l’interprétation est, de façon amusante et éloquente, aux racines même de la genèse de l’art génératif. Un de ses inventeurs, Michael Noll, eût en effet l'idée de cette pratique après s’être demandé si un motif inattendu qu’il venait d’accidentellement obtenir à l’aide d’un plotter dont le logiciel pilote était parasité d’un bug ne pourrait pas « peut-être être considéré comme une combinaison d’abstraction et de cubisme » par le monde de l’art.[13] Plus problématique encore, si nous suivons Collingwood plus avant en examinant sa conception plus controversée de « création imaginative », nous faisons face à des obstacles encore plus décisifs. Personne n’a le pouvoir de créer une œuvre générative « depuis son esprit propre » (in his own head). C’est même là la motivation principale de l’utilisation de l’ordinateur, qui permet d’obtenir des formes auparavant inimaginables ! Avant de mettre la main sur des machines suffisamment puissantes, l’inventeur de la géométrie fractale, Benoît Mandelbrot, ne pouvait guère se figurer l’ensemble qui porte aujourd’hui son nom.[14] Il était condamné à contempler, griffonnée dans un carnet, sa seule formule itérative, son « plan », n’entrapercevant que superficiellement les nouveaux territoires mathématiques merveilleux aux diagrammes oniriques dont elle était la clef. Cette remarque est d’autant plus évidente lorsque des processus aléatoires sont impliqués[15] , ce qui est systématiquement le cas dans l’art génératif.
Dès à présent, une réponse à la question soulevée précédemment, une intelligence artificielle peut-elle apprendre ce qui nous émeut esthétiquement ? devrait être claire comme de l’eau de roche si l'on se tient aux côtés de Collingwood. Une telle question s’impose notamment à ceux qui tentent, aux moyens du deep learning par exemple — architecture particulière de réseaux de neurones artificiels — de composer des œuvres musicales en identifiant au sein de celles-ci les schèmes qui plairaient le plus sûrement, comme certaines variations de notes ou d’intensité, des progressions harmoniques remarquables, des patterns rythmiques particuliers, etc. La seule chose qu’un ordinateur peut espérer apprendre, c’est comment exciter des émotions d’un certain type grâce à un stimulus formel, et non de les exprimer. En conséquence, nous ne serions jamais émus esthétiquement et ce même si notre corps réagissait comme attendu à ces stimuli sonores, ce que Hanslick appelait une écoute musicale pathologique. Tout ceci possède de nombreuses implications dont la discussion, quoi qu’intéressante, pousserait malheureusement à la digression, mais je profiterai tout de même de l’occasion pour commenter brièvement les raisons pour lesquelles certaines expérimentations très en vogue ces derniers temps sont sujettes à d’importants financements, de la part de Google entre autres géants de la silicon valley. Le besoin accru d’esthétique formalisée, que l’ordinateur apporte avec lui, et dont les arts génératifs ne sont qu’une facette, est indissociable de la montée en puissance des industries culturelles, où l’art authentique se voit constamment remplacé par des produits culturels, avec lesquels il est, regrettablement, de plus en plus confondu. Accablée par les forces pressantes de notre environnement capitaliste et néolibéral, toute différence ontologique tend à s’effacer au sein de notre langue commune. Nous nous référons à tout morceau de musique comme à de « l'art », et toute différence entre des sons organisés est pensée comme une simple différence de style et rien d’autre. Identiques à des publicitaires, une foule d'artistes contemporains recherche comment exciter un type de joie, un type de tristesse, de désespoir et consorts, c’est-à-dire à être les marionnettistes des sentiments de leur audience. Galvanisés par les progrès formidables des sciences cognitives, ils rêvent de faire glisser leur cible le long des montagnes russes d’une courbe d’intérêt optimisée, pour se garantir un frisson, un feedback positif, une « expérience satisfaisante » ! Ce type de contrôle, nécessaire si l’on vise le succès commercial et le profit, est une sorte de réminiscence de l’ancienne doctrine des affections en musique à l’époque baroque, dont Johann Mattheson, avec son traité Der vollkommene Capellmeister (1739) (que l’on pourrait traduire par « devenir un maître de chapelle accompli ») était l’un des plus influents représentants. Cette doctrine considérait les figures musicales comme étant les signes audibles de passions humaines universelles — comme la Joie, la Tristesse, l’Admiration, etc. — parmi celles identifiées par Descartes dans Les Passions de l’Âme (1649), avec lesquelles elles se liaient par isomorphisme structurel. Présenter à un auditeur le stimulus adéquat était réputé pouvoir exciter la passion visée par le compositeur. Voici par exemple la recette pour faire naître la Joie : puisque celle-ci consisterait en une espèce « d’expansion de notre esprit », écrit Mattheson, il en découle naturellement qu’elle doive être « exprimée » (sic) aux moyens de larges intervalles, comme les octaves ou les sixtes. Une fois en possession de cette connaissance formelle, on pensait qu’un aspirant compositeur avait en main presque tous les outils nécessaires pour s’assurer du succès dans ses obligations. Mise sous le joug d’une telle doctrine, la musique, plus encore que le simple artisanat, est conçue comme un art complet de la manipulation. Dans la terminologie de Collingwood, cela correspond à la magie.[16]
Formalisme et formalisation
Ces tentatives de formalisation vont cependant plus loin encore, et rendre compte de celles-ci nous permettra de faire la transition avec la section suivante de cet article, qui se focalisera quant-à-elle sur la question « Les algorithmes peuvent-ils créer des formes authentiquement belles ? » à partir du second point de vue théorique que nous avions introduit, celui du formalisme, en mettant de côté la notion d’expression. Comme il y a ici une inconfortable ambiguïté, je clarifierai brièvement de quoi il est question. Le formalisme est la position, qui, généalogiquement, remonte au moins à Emmanuel Kant, pour laquelle l’expérience esthétique consiste en la pure appréciation d’une forme pour elle-même, exempte de toute interférence de l’intérêt personnel, et même, par conséquent, du plaisir sensuel. Bien que cela ait a priori peu à voir avec ce que j’ai appelé formalisation dans les paragraphes précédents — la réduction d’une forme à une espèce « d’essence » mathématique — une surprenante solidarité entre ces deux significations se rencontre communément tout au long de l’histoire de l’art et de la pensée esthétique. A chaque fois qu’un philosophe se demanda, face à une belle forme, « Quels sont, dans cet objet, les caractéristiques formelles qui causent mon plaisir ? », et qu’il souscrivit à l’idée que ce plaisir devait en droit être partagé par tout un chacun (qu’il « demande l’universalité »), il endossa une forme de réalisme esthétique. Cette position implique immédiatement l’existence d’une règle générale de la beauté à excaver, poursuite idéale qui a fasciné l’Occident depuis des temps immémoriaux. Si nous étions séduits par cette voie, une direction profondément enracinée vers laquelle nous dirigerions spontanément nos efforts serait la recherche pythagoricienne de proportions fixes, de relations formelles entre différentes propriétés perceptives d’un objet (couleurs, formes, lignes, …), afin de constituer un inventaire les reliant à des propriétés esthétiques ressenties (grâce, beauté, équilibre, …). C’est en ce sens que la notion de formalisation est impliquée : une fois identifiées, ces « lois » pourraient tout à fait être imbriquées dans des algorithmes capables de produire, virtuellement indéfiniment, de nouvelles formes satisfaisant leurs contraintes, autorisant l’émergence de toute propriété esthétique désirée. Parmi les artistes, mentionnons Albrecht Dürer qui s’efforça, dans une quête obsessionnelle, de mettre au jour un critère de la beauté humaine idéale basé sur la proportion. Au XXe siècle, Salvador Dali fût également sous le charme — ou l’emprise — de cette idée, via l’influence de l’Esthétique des proportions dans la nature et les arts de Matyla Ghyka, livre confus rempli d’erreurs et de superstitions pourtant considéré comme un gradus ad parnassum par toute une génération d’artistes. Selon Lynn Gamwell, les pires égarements de celui-ci avaient trait au mythique nombre d’or[17] , symbole même de toute enquête de ce type. Convaincu que les anciens maîtres de l’Antiquité et de la Renaissance usaient de mathématiques secrètes pour réaliser leurs œuvres, il a conçu La Dernière Cène en s’assurant que le plus de parties de sa composition possibles soient comprises sous le rapport de cette « divine proportion ». Cette idée fait toujours de nombreux émules, et a particulièrement envoûté des mathématiciens, souvent de renom, à l’instar de George D. Birkhoff, qui proposa par exemple une « mesure esthétique » purement quantitative.[18] Cette quête du Graal absorba presque l’entière activité de recherche de Max Bense, auprès de qui étudiait, il faut le noter, l'un des pionniers les plus importants de l’art génératif, George Nees. Son œuvre Schotter[19] , réputée dans le milieu, visait même explicitement à appliquer fidèlement les théories de son professeur.
De nos jours, ce rêve secret se cache tout en affleurant, à l'instar de tout mythe, derrière les projets de jeunes chercheurs à l’avant-garde de l’art génératif. A l’IRCAM[20], un institut pionnier dans la connexion entre les Arts et les Sciences fondé par le compositeur français Pierre Boulez, Giulia Lorusso et son équipe espèrent mettre la main sur une hypothétique « fonction transformatrice » (transformative function), une formule inférée empiriquement grâce à des réseaux de neurones artificiels à partir de brouillons successifs de compositeurs célèbres, c’est-à-dire des différents stades de métamorphose d’une même musique. Leur objectif n’est rien de moins que de réussir à isoler ce qui s'apparente à une espèce de pierre philosophale. Elle serait capable de condenser, dans l'idéal, le « génie » complet de l’artiste, et de transformer n’importe quelle suite de notes germinale en une œuvre finie qui aurait pu figurer fièrement au sein de son catalogue d’opus.[21] Si cela n’était guère assez, l’horizon final de ces recherches est de généraliser le dispositif à tous les compositeurs, en vue de comprendre « l’essence de la créativité » et « faciliter la production musicale ». Si le lien entre créativité et beauté n’est ici pas immédiatement évident[22], il est néanmoins impliqué. Un tel processus pourrait, en effet, être théoriquement mobilisé pour la « rétro-ingénierie » de canons de beauté, ou d’œuvres possédant n’importe quelle qualité esthétique souhaitée (y compris des « qualités expressives »). Pour ma part, il me semble que ces approches sont entièrement stériles. Outre le fait qu’elles réduiraient l’art à l’artisanat comme nous l’avons évoqué, l’intérêt d’une telle recherche a été vivement critiqué par Emmanuel Kant, comme nous le verrons sans tarder. De plus, la conception de la créativité qui opère ici est problématique au regard des travaux contemporains dans le champ des creativity studies. Si l’on prend simplement la courte définition que Berys Gaut en donne[23], cette dernière requiert avant tout que les agents créatifs fassent montre d’une capacité évaluative, qu’ils aient la faculté de juger des qualités esthétiques. Pourtant, une fonction mathématique ne peut absolument pas posséder une telle capacité, et quand bien même ses concepteurs le revendiqueraient, elle se servirait pour se faire uniquement de « critères mécaniques », ce qui est en conflit total avec un point essentiel de Frank Sibley au début de son article Aesthetic and Nonaesthetic, où la possibilité d’une telle forme d’évaluation est rapidement évacuée comme une « incompréhension de la nature du jugement esthétique ». Cependant, nous verrons que cette approche mathématique n’est pas la seule manière d’approcher une règle de la beauté. Il existe une autre modalité du réalisme esthétique, que je trouve bien plus séduisante, et qui exclut toute implémentation algorithmique que ce soit.
Formalisme et beauté
En quoi peut bien consister la beauté, si elle est relative à la forme mais n'a pas le moins du monde trait à des relations quantitatives déterminées, comme les proportions, selon lesquelles ses différentes parties seraient conformées ? Au XVIIIe siècle, le philosophe néerlandais François Hemsterhuis, un des pères de l’esthétique moderne, est souvent considéré comme un des premiers à avoir conçu la beauté comme un optimum pouvant être mesuré. Il ne s’agit cependant pas ici d’une mesure du même type que celles dont nous avons précédemment parlé, mais bien plutôt de mathématiques qualitatives, appréhendées depuis le point de vue du sujet, ainsi que l’illustre sa célèbre définition de la Beauté comme étant « ce qui provoque le plus grand nombre d’idées dans le temps le plus court ». En développant son concept d’idée esthétique, c’est à dire de représentation de l’imagination occasionnant beaucoup de pensée, sans qu’il soit jamais possible pour une pensée déterminée, un concept, de lui être adéquate[24], il semblerait qu’Emmanuel Kant, dont la Critique de la faculté de juger (1790) fut publiée l’année même de la disparition d’Hemsterhuis, ait bâti sur son héritage. Contrairement à ce dernier cependant, nulle question chez lui d’optimum, puisqu’aucune « idée esthétique » ne saurait être « plus esthétique » qu’une autre, comme le suggère la définition du philosophe néerlandais. Une idée esthétique est déjà une idée qui génère potentiellement un nombre infini d’autres idées. La pensée n’est jamais en mesure de s’arrêter sur un concept, sur une idée claire et distincte qui rendrait entièrement compte de la représentation de l'objet (si c’était le cas, dans sa terminologie, il ne s’agirait plus d’une idée esthétique mais d’une idée rationnelle). En d’autres termes, une représentation esthétique ne peut jamais être épuisée. Puisqu’aucun concept ne lui est jamais adéquat, il en découle qu’aucune cause définie (nécessaire pour quelque explication que ce soit) ne peut garantir l’apparition de la beauté non plus. C’est là un résultat important des travaux de Kant sur la question. Cependant, nombre de ses lecteurs ont trouvé cette thèse insatisfaisante, sentiment que nous pouvons comprendre et que nous partageons. Il doit au moins exister quelque chose dans la représentation de l’objet associé à l’idée esthétique, qui occasionne l’activité de la pensée. Que pourrait-ce bien être ? Serait-il tout de même possible de justifier un jugement esthétique sans invoquer un obscur sens commun ?
Je crois que Friedrich von Schiller a trouvé la réponse à ces questions. Dans une collection de lettres destinées à son ami Christian Gottfried Körner, le Kallias-Briefe[25], il esquisse les grandes lignes d’un traité sur la beauté dans la nature et les arts, décisifs pour de nombreux aspects de sa pensée tardive si l’on en croit Frederick Beiser. En dépit de l’avertissement kantien[26], le philosophe et dramaturge allemand était en quête d’un principe objectif de la Beauté, une « pierre philosophale » en mesure de justifier entièrement les jugements esthétiques, et y expose à son ami les fruits presque mûrs de ses réflexions. Avant tout, d’après lui, c’est la régularité que nous apercevons dans l’art et la nature, grâce à laquelle nous devinons un ordre caché sous-jacent, qui, suppliant l’esprit d’en trouver la cause, déclenche l’activité de la pensée. Mais puisque tout ordre, de quelque nature qu’il soit, implique une forme de régularité et donc de loi, dans quelles circonstances précises la beauté apparaît-elle enfin ? En présence d’un bel objet, nous dit Schiller, nous sommes forcés de constater que l’ordre deviné n’est causé par aucune force externe, si bien que l’objet nous apparaît comme autonome. Il semble auto-contenu, auto-déterminé, il suit une règle qui lui est propre. Par exemple, la gravité exerçant sa contrainte sur les mouvements d’une jeune danseuse lui ôtera toute grâce si, en l’observant, son influence nous saute aux yeux. Jusqu’ici, il semblerait plutôt que les réflexions de Schiller, loin de mettre en péril l’art génératif, le confortent et le légitiment. Il est vrai que, dans le cas d’un système multi-agents faisant danser de concert une foule de lignes évolutives sur un écran, chaque agent est parfaitement autonome. Il se déplace suivant son propre chemin, laisse une trace colorée unique derrière lui. Si on l’isolait des autres, sa traînée particulière le différencierait et l’identifierait immédiatement. Mais Schiller ne s’arrête pas ici et insiste sur le fait que cette condition n’est pas suffisante. Si l’on ne prenait que ce seul critère en compte, rien n’empêcherait que la loi dont il est question soit une loi qui paraisse imposée à l’objet. Figurons nous un instant une chaîne d’assemblage. Chaque travailleur debout autour du tapis roulant sinueux est parfaitement autonome. Tous savent quelle opération répétitive est à accomplir à l’endroit particulier de la chaîne où ils se tiennent : c’est celle que leur contremaître leur a demandé d’exécuter. Mais qui oserait proclamer, en visitant l’usine, que ce qui se déroule sous ses yeux constitue un « beau spectacle », si ce n’est le plus cynique des financiers ? La précision de Schiller est ici en phase avec les positions kantiennes. Au §45 de la Critique de la faculté de juger, Kant écrit que pour que la beauté soit envisageable, « il est indispensable que la finalité, dans la forme de ce produit [des beaux-arts], semble aussi libre de toute contrainte que s’il s’agissait d’un produit de la simple nature ». Si l’autonomie était ici une condition suffisante, alors nous devrions considérer comme un canon de beauté toute figure mathématique aux proportions agréables, comme le pentagramme, ce qui lui semble être une idée absurde. C’est dans l’exacte lignée de ces dernières réflexions qu’Eduard Hanslick se plaignait dans On the Musically Beautiful, ouvrage suscitant dernièrement un regain d’intérêt, que :
De nombreux philosophes de l’art considèrent que le plaisir musical est suffisamment expliqué par le ravissement pris à la régularité et à la symétrie, bien que la beauté n’ait jamais consisté ni en l’un ni en l’autre. […] Un arrangement régulier de fragments galvaudés sans la moindre inspiration sera surtout le signe caractéristique des pires compositions.[27]
La loi qu’un bel objet semble suivre doit sembler jaillir de sa propre et véritable nature, de sa propre volonté par une impérieuse nécessité intérieure. L’objet doit paraître lui-même l’auteur d’une forme qui ne pourrait convenir qu’à lui et lui seul, et ce au cours de chacune de ses potentielles métamorphoses. Schiller parle du « consentement volontaire » de la nature de l’objet à la forme qu’il épouse. De ses propres mots, le Beau doit être héautonome, c’est-à-dire posséder la propriété de « l’auto-autodétermination ». Cet embryon de doctrine est compressé en une courte et retentissante formule qui aura une glorieuse postérité chez les Romantiques du siècle suivant.
La Beauté est la Liberté dans les apparences.
Nous la retrouvons reformulée, non sans enthousiasme, dans ce fragment :
Chaque bel être de la nature est un témoin qui me crie : sois libre comme moi, et qui m’invite à découvrir la liberté en lui.
Ces écrits sont extrêmement intéressants car avec une telle conception de la beauté, comme le remarque Frederick Beiser[28], Schiller déplace l’interrogation focale sur la façon dont une œuvre a acquis sa nature propre. Avec ce mouvement brillant, il rend pertinentes les considérations historiques au niveau de l’appréciation esthétique immédiate, et ce, depuis un point de vue formaliste, ce qui est pour le moins original. Alors qu’elles étaient, comme nous l’avons vu, vitales pour les expressionnistes, aux racines mêmes de la distinction entre l’art et l’artisanat, le désintéressement caractéristique du formalisme aurait traditionnellement laissé toutes ces considérations de côté, pour n'apprécier uniquement que les qualités visuelles « statiques » de l’œuvre. Ici, lorsque nous faisons preuve de goût, nous recherchons inconsciemment des indices nous laissant imaginer que la croissance de la forme que nous évaluons s’est déroulée en respectant une espèce de « loi morale » inconnue. Cela ne veut pas dire pour autant que nous sommes intéressés, comme nous pouvons être intéressés au Bien par exemple. Kant lui-même écrivait que la beauté pouvait être le symbole de la moralité.[29] Une fois ce déplacement accompli, il est difficile de ne pas voir que des questions relatives à la façon dont l’œuvre d’art a été produite en réalité, par la main et les outils de l’artiste, pourraient en principe jouer un rôle important dans notre évaluation. Il est clair que l’utilisation de certaines techniques ou procédés peut restreindre radicalement ce qu’une forme peut espérer être, et, en cas de connaissance de ces derniers, nous nous lamenterions : « Ah ! Elle n’aurait pas pu être grand-chose d’autre…! ». Dans certains cas, une représentation précise du processus de création pourrait même nous désenchanter entièrement. Cette conception, tout en étant parfaitement cohérente avec le formalisme traditionnel, puisque nous dirigeons initialement notre recherche vers les qualités perceptives de l’objet, crée un point de convergence inédit avec les expressivistes à propos de la pertinence de l’historicité.
L'art génératif, servitude dans les apparences
Ma thèse, s’il elle n’est pas à ce stade pressentie, est que l’art génératif est toujours autonome, mais échoue systématiquement à apparaître héautonome à ceux qui en font l’expérience. Ne satisfaisant qu’une des deux conditions nécessaires schillériennes de la beauté, qu'y a-t-il d'étonnant à ce que nous ne l’apprécions toujours qu’en demi-teinte ? A ce stade, deux zones d’ombre doivent néanmoins être éclaircies. (1) Pourquoi présente-t-il de telles difficultés ? (2) Ces difficultés sont-elles dépassables ? Une réponse à cette dernière question décisive se cache dans une ambiguïté même de la formule de « Liberté dans les apparences », au cœur d’une mécompréhension répandue des positions de Schiller chez de trop nombreux commentateurs. Après l’avoir clarifiée, j’en extrairai deux positions qu’il sera possible de tenir. D’une part, une version faible stipulera que bien qu’il existe des obstacles s’ïmposant initialement à l’audience et inhibant l’appréciation esthétique de l’art génératif, il est ultimement possible de les dépasser si le public opère une transformation particulière de son regard. D’autre part, une version forte prêchera que l’on ne pourra jamais espérer vivre d’états esthétiques en s’embarquant dans l’art génératif, pour qui le ravissement de la beauté sera condamné à ne rester qu'un horizon fantasmé. J’expliquerai pourquoi, selon moi, souscrire à la version faible de ce dilemme est difficile.
(1) Lorsque nous contemplons une pièce d’art génératif, la régularité que nous y percevons déclenche premièrement une activité soutenue de la pensée. Nous observons comment chaque partie se rapporte aux autres tandis que nous cherchons à bâtir un percept englobant de l’œuvre. Mais, nichée dans un pli au fond de notre esprit, nous savons que ce que nous avons sous les yeux a été créé par une règle externe implacable, entièrement spécifiée, imposée par le code d’un programmeur, lui-même restreint dans l’expressivité (degrés de liberté) par les possibilités du langage formel de programmation — il n’est pas en mesure d’étendre l’ensemble de symboles selon ses besoins expressifs, à l’inverse de ce qui est se pratique, par exemple, en musique contemporaine, comme l’illustrent notamment les partitions excentriques de John Cage — et in fine par l’ensemble mathématique des fonctions calculables. Cette règle logique existe quelque part, et est indépendante de toute individualité récalcitrante. Enfin, et bien que ce soit difficile, un œil entraîné pourrait en droit la saisir complètement. L’extraction mentale de la règle à partir d'un artwork génératif, en usant de sa vision analytique et de ses facultés d’abstraction, est même une stratégie pédagogique recommandée par ses adeptes expérimentés dans le but d'initier quiconque voudrait en apprendre les bases.[30] Ce sont plutôt les facultés que l’éducation esthétique traditionnelle tend à inhiber à dessein. A la fin du même paragraphe (§45) de la Critique de la faculté de juger que nous citions plus haut, Kant souligne explicitement le problème qui en découle, lorsqu’il écrit que :
[...] La finalité, dans le produit des beaux-arts, quoiqu'elle ait un dessein, ne doit pas le laisser paraître, c'est-à-dire que les beaux-arts doivent faire l'effet de la nature, bien qu'on ait conscience que ce sont des arts. Or, une production de l'art fait l'effet de la nature quand on trouve que les règles, d'après lesquelles seules cette production peut être ce qu'elle doit être, ont été [pointilleusement] observées, mais qu'elles ne laissent point paraître l'effort, qu'elle ne trahit pas la forme de l'école et ne rappelle pas de quelque manière que la règle était sous les yeux de l'artiste et qu'elle enchaînait les facultés de son esprit. (Traduction de Jules Barni, Tome premier, p. 252, emphase ajoutée)
Nous idées peuvent s’arrêter sur cette règle, l’œuvre pourrait être, en quelque sorte, comprise par n’importe qui le chercherait sérieusement, et enfin reproduite à l’identique.
(2) Il existe deux manières de comprendre de la formule schillérienne de « Liberté dans les apparences ». L’on pourrait soit l'envisager comme « Liberté dans le phénomène » de telle sorte à ce qu’un objet soit beau si et seulement s’il est une révélation, une sorte d’épiphanie de la liberté dans le monde physique (ou si, peut-être, il est une trace de l’acte authentiquement libre d’un artiste), soit comme une « L'apparence de Liberté », de telle sorte à ce qu’un objet soit beau si et seulement si nous pouvons lire en lui la Liberté à l’œuvre. Nous reconnaissons là immédiatement la distinction kantienne entre le principe constitutif et le principe régulateur.[31] Pour l’introduire rapidement, un principe est constitutif si son contenu est réellement le cas (une condition nécessaire de notre expérience possible) ou simplement régulateur, si, subjectivement, faire comme s’il était vrai introduit dans notre expérience plus d’unité. D’esprit kantien, Schiller, dont l’analyse de la beauté est transcendentale — c’est-à-dire cherche à en dévoiler les conditions de possibilité — s’engage pourtant seulement dans le principe régulateur, comme il l’écrit explicitement dans le Kallias-Briefe.[32] La Liberté dans l’apparence est ce qui structure notre catégorie mentale du « Beau », la condition nécessaire et suffisante de notre jugement de beauté. Schiller insistait sur le fait que la liberté était nouménale, et adoptait sans équivoque le naturalisme kantien d'après qui ni l’autonomie (car la nature est un grand système interconnecté) ni l’héautonomie (car la nature suit des lois causales purement déterministes) n’existent dans le monde phénoménal[33], ce que souligne Frederick Beiser. Il est très important d’appuyer sur ce point, puisqu’une mauvaise compréhension de la pensée de Schiller ayant servi soit à jeter le discrédit sur ses idées, soit à s’en faire le héraut pour de mauvaises raisons, est toujours répandue dans le milieu académique. Un exemple frappant se rencontre dans un article publié en 2015 dans la Nouvelle revue d’esthétique. L’auteur, Wolfgang Welsch, y commet deux erreurs sérieuses, intéressantes pour notre argument. D’une part, il interprète Schiller comme proclamant que la liberté se manifeste elle-même en acte dans la nature et lui prête de ce fait une vue constitutive ; d’autre part, et pire encore, il écrit que la « science moderne donne raison à Schiller »[34], en prenant pour exemples l’autoréférentialité et l’auto-organisation :
L’autoréférentialité et l’auto-organisation qui sont les formes fondamentales de la liberté que l’on peut trouver dans le monde physique sont les principes premiers à partir desquels la nature produit des structures ordonnées depuis les galaxies en passant par les organismes et les formations culturelles. Ainsi la liberté est un principe fondamental et universel de la nature ou de l’évolution, qu’elle soit cosmique, biotique ou culturelle.[35]
Ainsi, Welsch confond carrément l’héautonomie avec ce que Schiller lui-même n’interpréterait que comme autonomie. Les structures auto-organisées telles qu’elles sont décrites par la physique ou par la cybernétique, émergeant à partir de lois purement mécanistes, sont un lieu commun. Ces dernières sont même un thème très en vogue de l’art génératif, depuis l’utilisation d’automates cellulaires à la manière du Jeu de la Vie de John Conway jusqu’à l’emploi d’algorithmes génétiques sophistiqués, au sein du sous-genre de l’art évolutionniste (evolutionary art).[36]
Ultimement, dans sa quête d’un principe objectif, Schiller visait dans la réalité empirique les propriétés objectales perceptibles qui nous autoriseraient à lire de la liberté. Malheureusement pour nous, il ne parvint jamais à mettre au jour de telles caractéristiques positives, et c’est même la raison pour laquelle il se résolut finalement à ne pas publier de traité.[37] Cet échec partiel ne l’a cependant jamais contraint à abandonner ses intuitions premières, et peut-être que, pour qu’une recherche de ce genre soit fructueuse, nous n'avons d’autre choix que de procéder via negativa. Peut-être est-il possible de supporter les vues de Schiller en identifiant plutôt ce qui, dans les objets, nous empêche de percevoir en eux quelque liberté que ce soit ? Et si, dans le même mouvement, nous parvenons à montrer que les objets possédant de tels traits sont précisément ceux que nous ne jugeons pas beaux, nous ferions une avancée conséquente dans ce programme de recherche. Je suspecte, pour les raisons indiquées précédemment, que les images ou musiques produites par les algorithmes, que Schiller était évidemment loin d’anticiper — bien qu’ils fussent développés au cours de la génération suivante par Ada Lovelace, fille de son contemporain Lord Byron, qui l’admirait au point de traduire ses pièces — pourraient posséder de telles qualités. Dans ce cas-là, il serait presque nécessaire que les œuvres d’art génératives ne nous émeuvent pas de beauté, ce qui nous amènerait à tenir la position forte de tout à l’heure. Qui serait enclin à faire un pas de plus que Schiller et à adouber le principe constitutif serait bien entendu aussi contraint d’adopter cette version forte, puisque le fonctionnement d’un ordinateur est, bien évidemment, déterministe. Je suis moi-même tenté par cette position forte, pour les premières raisons évoquées. Après tout, la perfection ne pourrait-elle pas être un hypothétique critère négatif que Schiller aurait manqué ? De telle sorte que plus un objet nous paraîtrait infaillible, moins il pourrait espérer apparaître beau à nos yeux ? Il ne vécut qu’au tout début de l’ère industrielle et mourut bien trop jeune pour témoigner de ses effets, observer les transformations radicales, la puissance des machines, et en évaluer les conséquences. Se pourrait-il que les oscillations fébriles d’une ligne crayonnée s’efforçant d’être régulière démontrent une tentative éperdue de suivre une loi morale auto-imposée, en dépit des sacrifices requis par un devoir rigide qui ne la détermine cependant jamais ? Un tel critère emporterait avec lui de nombreuses autres œuvres et styles cependant, et semblera pour sûr un peu trop évident. Maintenant, par soucis d’honnêteté, il convient de concéder qu’une autre attitude peut être suivie, qui apparaîtra prima facie plus plausible à certains de nos lecteurs. En effet, même si l’on suit les intuitions de Schiller, on pourra toujours penser qu’au final, en s’abandonnant à la fantaisie de l’imagination, ce que l’on interprète comme libre est arbitraire et contingent. Par conséquent, n’importe qui pourrait trouver beau n’importe quel artwork en opérant simplement une légère transformation de son regard. Cette position, que j’ai appelé la position faible, menace la pensée schillérienne d’un retour à un subjectivisme relativiste des plus insipides. Ses tenants n’arriveront tout de même guère à se débarrasser du fardeau de l’explication que le malaise consensuel qui a initié notre recherche demande. Pour s'atteler à cette besogne, il me semble qu’ils procéderaient de la sorte.
Lorsque nous visitons une exposition de peinture, nous avons toujours en notre possession a minima quelques éléments d’information à propos de ce que nous allons y voir. Si des œuvres de Monet nous serons présentées, il y a de grandes chances que nous ayons une connaissance basique de l’impressionnisme (c’est peut-être même, après tout, ce qui nous a motivé notre déplacement). Si ce n’était pas le cas, nous l’aurions aussitôt appris dès les premiers panneaux introductifs, ou après avoir mis les mains sur le flyer de l’exposition. Mais il existe une différence essentielle entre les taxonomies stylistiques telles que « l’impressionnisme », le « cubisme », le « futurisme », d’un côté et, par exemple, « l’inceptionnisme »[38], forme d’art génératif, de l’autre. Alors que les premières nous renseignent sur le contenu de tel ou tel œuvre d’art, la dernière nous informe exclusivement sur la façon dont elle a été fabriquée. Cette information est imbriquée dans son étiquette même, et nous n’avons pas besoin d’une inférence logique alambiquée pour l’extraire. Parfois, nous n’avons même pas à penser du tout : « art génératif » est parfaitement tautologique si « génératif » ne tient pas pour « généré par un ordinateur ». Le fait que la technique soit si importante dans le cas de cet art est significatif : le simple fait de connaître le nom de ce que nous nous apprêtons à admirer impose croyance, une représentation assez précise sur le processus de fabrication qui biaise, comme nous l’avons vu, immédiatement son appréciation. Je suppose qu’un enfant, peu appétant envers ces éléments contextuels assommants, et plutôt animé d’un regard frais, naïf, joyeusement souple avec les règles et d'un talent spontané pour la libre exploration ludique devrait être extrêmement enthousiaste à la vue de telles créations algorithmiques, de la même manière qu’il adorerait le jeu de cartes de la Bataille. Ce jeu est en effet basé sur l’illusion de pouvoir influencer la « destinée », intangible après le mélange initial du deck. Une fois cependant qu’il grandit et devient (tristement) incapable d’y lire de l’indéterminé, l’attrait pour ce jeu sur lequel il avait pourtant passé de longues heures avec ses frères et sœurs disparaît à tout jamais. Mais, nous demandons nous, si nous cessons d’évaluer une chose comme belle après avoir reçu une contenu cognitif quelconque, cette beauté n’était-elle pas factice depuis le début ? Le domaine de l’esthétique, si l’on se base sur ce que l’on a restitué des idées esthétiques kantiennes, n’est pas un domaine qui s’ouvre au moment où nous nous empêchons intentionnellement de considérer les objets avec l’intérêt de la connaissance, mais plutôt un domaine naissant de la mise en échec, peut-être indépassable, de l’enquête épistémique.
Conclusion
Maintenant que nous avons achevé d’examiner le problème qui était nôtre dans cet article, j’aimerai le conclure sur quelques réflexions importantes, qui sont, à mes yeux, loin d’être excessives. Quels sont les conséquences de la popularisation de l’art génératif, d’un point de vue moral cette fois ? Tout au long de cet essai, nous avons relevé des liens vitaux entre l’esthétique et la moralité, via le thème de la liberté. Outre le fait qu’il s’agisse du nœud même de la pensée de Schiller sur la question, cette connexion se retrouve également d’une certaine manière dans les vues de Collingwood. Quand l’oppression de nos sentiments flous et indistincts est finalement dissipée à l’issue d’une courageuse (et libre) exploration de l’inconnu en nous, nous nous sentons légers, et nous possédons une plus ferme puissance d’agir sur ce qui nous déterminait auparavant en partie. Je m’inquiète d’un monde au sein duquel les œuvres d’art exposées et louées ne nous reflèteraient plus qu’une enveloppe de servitude en lieu et place de la beauté, tout en continuant d’être considérées parmi les plus précieux étants par tout l’appareil institutionnel influent du « monde de l’art ». J’éprouve un grand dédain pour un monde au sein duquel, lorsque nous visiterions des galeries ou des cinémas, nous finirions par lire systématiquement dans les œuvres des choses que nous connaissons déjà au lieu d’en ressortir transformés, parfois même purifiés. Quand nous entendons que « la beauté plaît aux sens, mais satisfait aussi la raison », cela ne veut pas dire que l’esthétique satisfasse aussi nos facultés analytiques et descriptives, comme si après tout, c'était bien elles qui comptaient le plus. Pour Robin George Collingwood, cela veut dire que nous avons besoin de toutes nos facultés cognitives pour bâtir un monde imaginaire puis y naviguer intelligemment à la recherche d’un état mental perdu. Pour Friedrich von Schiller, cela veut dire que la beauté permet à notre raison d’y lire un symbole de la façon dont nous devrions vivre, sans jamais nous imposer ce « comment » d’une manière précise ou autoritaire. Il n’y a pas de méthode pour être libre. Puisqu’ils résonnent profondément avec ce que j'ai essayé, de mon mieux, de dire dans cet article, je laisserai les derniers mots, bien plus puissants que les miens, à l’essayiste et romancier George Bernanos, qui écrivit dans son pamphlet La France contre les Robots en 1944 :
Prenez garde, imbéciles ! Parmi toutes les Techniques, il y a une technique de la discipline, et elle ne saurait se satisfaire de l'ancienne obéissance obtenue vaille que vaille par des procédés empiriques, et dont on aurait dû dire qu'elle était moins la discipline que l'indiscipline modérée. La Technique prétendra tôt ou tard former des collaborateurs acquis corps et âme à son Principe, c'est-à-dire qui accepteront sans discussion inutile sa conception de l'ordre, de la vie, ses Raisons de Vivre. Dans un monde tout entier voué à l'Efficience, au Rendement, n'importe-t-il pas que chaque citoyen, dès sa naissance, soit consacré aux mêmes dieux ? La Technique ne peut être discutée, les solutions qu'elle impose étant par définition les plus pratiques. Une solution pratique n'est pas esthétique ou morale. Imbéciles ! [...] On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure.
Simon Talaga, Mai 2020.
[Révision, traduction française et publication originale le 07 octobre 2021.]
Références
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- Beiser, F. (2005) Schiller as Philosopher: A Reexamination., Oxford University Press.
- Bell, C. (1914) Art.
- Béranger, V., 2016/1 (n°52) Les calligraphies de Tanaka Shingai., Revue de la BNF, pp. 119–132.
- Bernanos, G. (1944) La France contre les Robots
- Birkhoff, G. D. (1933) Aesthetic Measure, Harvard University Press.
- Bohnacker, H., Groß, B., Laub, J. & Lazzeroni, C. (2012) Generative Design: Visualize, Program, and Create With Processing.
- Collingwood, R. G. (1938) The Principles of Art
- Gamwell, L. (2015). Mathematics and Art: A Cultural History., Princeton University Press.
- Gaut, B. (2010) The Philosophy of Creativity Philosophy Compass 5/12, p. 1034–1046.
- Hanslick, E. (1854) On the Musically Beautiful, Oxford University Press.
- Hertzmann, A. (2018) Can Computers Create Art?.
- Hobbs, T. (2019) Ectogenesis [Online] Disponible ici [Consulté le 08/10/2021]
- Hume, D. (1757) Of the Standard of Taste, Dans Four Dissertations
- Kant, E. (1790) Critique de la faculté de juger
- Klütsch, C. (2007) Computer Graphic-Aesthetic, Experiments between Two Cultures.
- Mordvintsev, A., Olah, C. & Tyka, M. (2015) Inceptionism: Going Deeper into Neural Networks. [Online] Disponible à l'adresse :
https://ai.googleblog.com/2015/06/inceptionism-going-deeper-into-neural.html - Mueller, R. (1972) Idols of Computer Art., Art in America.
- Nake, F. (1971) There Should Be No Computer Art., Bulletin of the Computer Arts Society, October.
- Schiller, F. (1794) Lettres sur l'éducation esthétique de l'Homme.
- Sibley, F. (1965) Aesthetic and Nonaesthetic, Philosophical Review 74, pp. 135–159
- Taylor, G. D. (2012) The Soulless Usurper. Reception and Criticism of Early Computer Art Dans : Mainframe Experimentalism
- Taylor, G. D. (2014) When Computers Made Art
- Vial, S. (2013) Being and the Screen, MIT Press (English Edition).
- Welsch, W. (2015) L’esthétique de Schiller reconsidérée: « La Beauté est liberté dans le phénomène » ou l’esthétique comme enjeu pour la pensée moderne., Nouvelle revue d’esthétique, 15(1), pp. 83–92.
Remerciements
Un grand merci à ma tutrice, Stacie Friend de Birkbeck College (University of London), dont les commentaires clairvoyants sur le premier brouillon désordonné de cet article m’ont été d’une aide précieuse. M’attarder sur ses remarques m’a permis d’en percevoir les errances, les lacunes, de mieux structurer ma pensée, et de raccorder les fragments éclatés de ce qui n’était à ce stade perçu comme un tout cohérent que par mon intuition. Merci à mes amis, et surtout à toi Amel, pour leurs encouragements et pour le temps qu’ils ont généreusement partagé en acceptant de lire les versions intermédiaires de ce travail.
- (Gaut, 2010) ↩︎
Le fait qu’il parle de Computer Art monolithiquement tout au long de son article lui fait confondre les différentes notions que nous avons distinguées au moment de sa conclusion. Il interprète le fait que les ordinateurs et leurs dérivés, bien qu’auparavant « vilipendés par la plupart des gens », soient aujourd’hui un maillon vital du processus créatif comme la preuve d’un « déplacement du concept même de l’art ». Il est vrai que sans logiciel de modélisation comme Autodesk Maya, nous n’aurions pas les impressionnants films d’animations ni les jeux vidéo en trois dimensions qui nous ravissent aujourd’hui. Mais une œuvre d’art générative est, comme nous l’avons montré, très différente de la sculpture d’un personnage virtuel dans ce que Stéphane Vial a nommé, dans l’Être et l’Ecran, la matière calculée. ↩︎
Emmanuel Kant (1790), Critique de la faculté de juger, §20 ↩︎
(Taylor, 2012) p.19 ↩︎
Ibid. p.23 ↩︎
Et pas des moindres. Jesse Engels, chercheur chez Google Brain, travaillant quotidiennement au développement de l’avant-garde des technologies génératives, a publié cette courte réflexion sur sa page Twitter le 1er mai 2020 : « En tant que chercheur (en apprentissage automatique) dans le domaine de la musique, j’essaie de faire en sorte que mes collaborateurs prennent du temps pour réfléchir aux intentions et à l’impact de notre travail sur les musiciens et le reste de la société. Nous nous efforçons de répondre à la question “Quelle est la valeur ajoutée de (l’apprentissage automatique) pour la musique et l’expression créative ?” » en considérant son modèle computationnel flambant neuf, capable de générer des chansons entières (à partir d’une base de données en contenant des millions), il ajoute : « En tant que musicien, je me suis surpris à ressentir une légère tristesse en réponse à notre travail. J’ai essayé d’en analyser les causes, mais je pense que cela doit provenir du fait que, d’un point de vue personnel, une des choses qui me plaît dans la musique, c’est la conscience partagée d’une intention et de sentiments. » ↩︎
« Ceux qui se présentaient eux-mêmes comme des experts en art […] se sentaient remplacés par des scientifiques, des mathématiciens, des techniciens […] En réponse, l’artiste et le critique sentait que le scientifique empiétait sur leur terrain ; ils voyaient les travaux du scientifique comme ennuyeux et sans vie, preuve d’une incompétence (ineptitude) esthétique. » (Taylor, 2012) ↩︎
Je n’ai rien pu trouver de substantiel à ce propos dans la littérature existante. Cependant, quelques rares papiers en provenance du milieu de l’ingénierie, comme par exemple (Hertzmann, 2018) offrent une perspective intéressante, quoiqu’un peu superficielle sur ces questions. ↩︎
http://www.aiartists.org/unanswered-questions [Consulté le 29/05/2020] ↩︎
Voici quelques propos tenus en ligne sur la plateforme Medium supportant cette affirmation : « L’art algorithmique offre une opportunité rare de résoudre des problèmes grâce à la programmation informatique, tout en permettant de s’exprimer artistiquement et de créer quelque chose de visuellement stupéfiant. » Disponible ici [Consulté le 29/05/2020] : Ou encore : « J’avais finalement trouvé la nouvelle forme d’expression que je recherchais : j’allais utiliser la technologie pour créer de l’art. » Témoignage à lire ici [Consulté le 29/05/2020] ↩︎
(Hanslick, 1854) [55] ↩︎
C’est en partie pourquoi des sentences telles que « le code, c’est de la poésie », que l’on entend souvent chez les développeurs (il s’agissait même du slogan de Wordpress, le système de blogging le plus populaire du monde) ne font guère sens, et sont si agaçantes. ↩︎
(Taylor, 2014) p.22 ↩︎
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ensemble_de_Mandelbrot [Consulté le 08/10/2021] ↩︎
Il est presque inutile de préciser, à ce stade, que Collingwood aurait désapprouvé entièrement l’utilisation de ces derniers dans l’art. Le lecteur intéressé pourra tout de même se référer à la note de bas de page laissée p.126 de son ouvrage The Principles of Art. ↩︎
https://plato.stanford.edu/entries/collingwood-aesthetics/#ArtMagi ↩︎
(Gamwell, 2015) pp. 91–100 ↩︎
(Birkhoff, 1933), a proposé comme mesure esthétique M=f(O/C), fonction d’un facteur d’ordre de l’objet divisé par un facteur de complexité. ↩︎
Max Bense pensait qu’un bel objet représentait un mouvement mesurable allant de l’entropie à la néguentropie (depuis le désordre vers l’ordre). (Gamwell, 2015) p.370 ↩︎
Institut de recherche et coordination acoustique/musique ↩︎
Ces recherches furent présentées en Février 2020 au forum Vertigo organisé par l’IRCAM, auquel j’ai assisté. ↩︎
Le mot « beauté » n’a pas été prononcé une seule fois durant tout le séminaire. ↩︎
(Gaut, 2010) ↩︎
Emmanuel Kant (1790), Critique de la faculté de juger, §49 ↩︎
N’ayant pu mettre la main sur une traduction éprouvée de ces lettres, je reconnais n’être informé de leur contenu que par trois différentes sources de seconde main. L’introduction à l’édition française des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Robert Leroux (1885-1961), dans (Klütsch, 2007), et dans (Beiser, 2005) ↩︎
« Chercher un principe du goût, qui fournirait le critérium universel du beau par des concepts déterminés, c'est une entreprise stérile, étant donné que ce que l'on recherche est impossible et en soi-même contradictoire » Emmanuel Kant (1790), Critique de la faculté de juger, §17 ↩︎
(Hanslick, 1854) [105] Traduit depuis l’édition anglaise ↩︎
Ibid. p.68 ↩︎
Emmanuel Kant (1790), Critique de la faculté de juger, §59 ↩︎
(Bohnacker, et al., 2012) pp. 491–492 ↩︎
(Beiser, 2005) pp. 102–103 ↩︎
Ibid. p.64 ↩︎
Ibid. p.73 ↩︎
(Welsch, 2015) §38 ↩︎
Ibid. ↩︎
Voir par exemple http://endlessforms.com/ [Consulté le 08/10/2021] A noter que sur ce site internet, un utilisateur a été impliqué dans le processus de sélection. Ce dernier aurait néanmoins pu être automatisé sans aucune difficulté. ↩︎
(Beiser, 2005) p.74 ↩︎
« Nous nommons cette technique “Inceptionnisme” en référence à l’architecture de réseaux neuronaux utilisée. » (Mordvintsev, et al., 2015) ↩︎